Voilà vraiment une jolie fête sous les nuées. Tout le monde applaudit Martial dans la nuit de Keryar. Pas une seule bestiole n’est restée dans son coin à bougonner en disant j’irai pas à la fête. Aux buissons pendent des guirlandes d’ampoules de toutes les couleurs. Mille pigeons lâchés d’un coup s’envolent d’un coup dans le ciel. Y’a des ballons partout. C’est une féérie jusque dans les cyprès. Très réussi ce barbecue. On attend le feu d’artifice maintenant. Attention ça va commencer !
Au début Martial était un modeste cheval de trait. Efflanqué. Mal fichu. Toujours à la traine. Le fer manquant au sabot. Clope au bec. Bob sur la tête. Le fermier Magloar disait de Martial qu’il valait pas un clou et qu’il irait bientôt le revendre à la foire de Repleu ou Kerflouze. Le fermier disait ras le bol, Martial est bon pour l’équarrissage et il gagne pas son picotin. Selon son expression ; Dis-donc Martial tu files un mauvais coton. C’était chagrin tous les jours et rien à bouffer. Un soir où le fouet avait plus durement que les autres soirs claqué sur ses flancs rabougris, Martial a dit à la jument Daphné : Bon ça commence à bien faire. Marre de me faire taper dessus à longueur de journée. Ce soir on fait not’baluchon. Daphné fait la valise le fermier n’a qu’a aller s’acheter un tracteur s’il veut récolter son blé !
Tous deux s’enfuirent dans la forêt à la nage, en traversant la Soule. Là-bas ils vivaient simplement et librement. C’était bien. Quand on a la santé, tout va ! Au bout d’un mois le poil de Martial et celui de daphné était redevenu dur et brillant. Les prés se faisaient accueillant. À l’approche de l’été la jument chantonnait et cueillait des baies dans les buissons tandis que Martial se baignait nu dans la rivière aux poissons. Pas un humain à l’horizon. Pas de lourde charge à trainer. Rien de blessant. Ça allait : ils sympathisaient avec les animaux sauvages qui se montraient curieux. Martial et Daphné s’intégraient parfaitement en leur petite communauté. Ils avaient fini par se rapprocher.
Souvent dans les conversations on leur posait des questions sur la vie chez les fermiers et ça tournait vite autour de la nourriture. Ça faisait envie, tous ces bons trucs qu’ils avaient. Martial les mettait en garde. Il disait : alala vous êtes trop naïfs. Il les instruisait sur la condition de bêtes de somme. Il disait « là » et il montrait depuis le poignet jusqu’au au coude le parcours d’une sinueuse cicatrice que les autres animaux suivaient du regard, éberlués. La jument Daphné remontait sa jupe et on pouvait voir sur ses jarrets les traces cinglantes de récents coups de knout. Oui, disaient-ils enfin Nous étions de pauvres animaux domestiques mais c’est terminé tout ça. La belle vie maintenant. Oubliés les fermiers Magloar.
Les animaux de la forêt étaient indignés mais en même temps ça faisait envie les bienfaits de la ferme, faut reconnaitre. C’était quand même un peu comme le paradis là-bas on aurait dit chez les Magloar. Alors Ils souhaitèrent s’emparer de ces biens. Ils disaient : Demain, justice sera faite à la surface de la terre ! Ils serraient les poings davantage à s’en faire péter les phalanges et on criait fort dans les terriers pour se donner du courage. Les loups, les blaireaux – les renardes surtout – gueulaient plus que les autres. Les cerfs tapaient du poing sur la table parce qu’ils étaient en colère mais aussi parce qu’ils étaient fins saouls et s’entremêlaient les bois les uns les autres aux branches des arbres en rentrant à la maison.
En tout cas on décidait de venger les animaux frères domestiques si cruellement traités. Tout le monde serait libéré du joug des fermiers. On allait constituer un corps uni et descendre au hameau pour chasser l’occupant humain dès le lendemain. On allait voir ce qu’on allait voir dans un avenir radieux. Martial magistral fit des plans à grands coups de feutres rouges sur une carte d’état-major punaisée sur une vieille souche. Bien vite on n’y voyait plus rien. Mais la stratégie était simple et on comptait avant tout sur la supériorité numérique des braves ainsi que l’effet de surprise.
A trois heures du matin, Martial posa l’index en un point précis du plan laissé blanc et dit : Voilà. En tout cas on va pas mettre la charrue avant les bœufs (il était toujours à raconter des trucs qui faisaient rire). Après la clairière on tourne à droite. On patiente. Quand on entend l’angélus, on pénètre dans la cour comme un seul homme (là aussi ça faisait rire). On trouve le fermier dans son lit. On de lui tord le cou avec son bonnet de nuit ainsi qu’à sa morue de fermière bien grasse, cette grosse bécasse bobonne. Un grand coup sur la tête pour salaire on donne à chacun avec leur traversins. On fait péter la plume d’oie. On leur prend tout. On libère nos frères enchainés. On mange et boit tout ce qui reste. Et tous les animaux sauvages de s’embrasser émus avant d’aller dormir enlacés devant la braise ardente et rêver de belle fraternité ainsi que d’opulence libertaire en regardant les braises s’enflammer et aller droit vers le ciel comme s’ils avaient ingéré des opiacés.
Sonne sept heures au clocher de Keryar. Le jour se parait d’un rouge vermillon et s’élève couleur de promesse au-dessus des champs. Seul éveillé, le fermier enrichi s’étire au lit se lissant la grasse moustache avec ses gros doigts poilus. Au plus fort de l’hiver, les travaux des champs ne sont guère engagés, il a tout son temps pour le lever. La fermière quant à elle dort encore à poings fermés. Soudain dans la cour tintinnabule un pot à lait renversé. Cocorico ! Cloc ! Cloc ! Le coq chante sur le tas de fumier. C’est le signal. L’insurrection populaire des animaux sauvages et domestiqués, la rébellion, la révolution de Martial-au-rouge-chant-du-coq qui commence à Keryar.
Tous les animaux de la forêt déboulent dans le hangar à paille. Des possédés comme qui dirait. Saute par-dessus la barrière, camarade ! Là ronfle à même le sol l’ouvrier agricole, panse prise de vin. On le réveille brutalement d’une rasade de cidre sur la figure. On le traîne par les pieds jusque dans la cour. On sort la winchester vernie ; fais pas le malin et tu auras ta part de butin ! L’ouvrier se déclare solidaire. Il ouvre toutes les portes en grand. Tour à tour l’écurie, le clapier, la basse-cour, le grenier, l’apprenti, les dépendances. Tout y passe. L’ouvrier dit en pleurant : Mort ! Mort aux méchants paysans ! Mort aux possédants. Poing tendu vers le ciel. Des tirs maintenant percent les sacs de blé qui crachent leur grain de tous côtés.
Le noir taureau entre en action. Il se rue dans la cour naseau frémissant. Le fermier est encorné et retombe lourdement. On l’avait sorti par la fenêtre à grands coups de pieds dans le derrière, maintenant Il manque être décapité. Il veut sauver sa peau par l’escalier droit du grenier. L’âne fait des ruades, la fermière est assommée. Le rat saute, couine, grince des dents. La poule est solidaire elle pique tout ce qu’elle peut les derrières des filles du fermier. Renard glapit. Chien Fidèle se rebelle. Ouah ! Ouah ! Il trouve à qui parler ! C’est pitié de voir comment Loup le met à pendre sur le fil à linge par les pieds. Ha ! Ha ! Ha ! Tout le monde rigole un bon coup à cause de ça. Ha c’est sûr ça fait du bien.
La paille flambe. Le feu gagne partout. A Keryar la sirène est déclenchée. Partout dans le hameau les voisins se passent des seaux. On attend les pompiers. En vain. Peine perdue. C’est pas joli-joli. Maintenant c’est le humains qui fuient vers la foret en traversant la Soule à la nage, enfin, ceux qui savent nager. Martial dit : C’est moi le Roi des cochons. C’est moi le roi qui règne même sur les humains. C’est moi le patron de Keryar. Ouste ! Il a le fou rire : Martial est toujours à raconter des trucs qui font bien rigoler.
Fin de la partie 1.