Il y avait à Kerflouze au bout de la rue du Chat qui Dort un marchand de journaux qui vendait aussi des revues de vélo. Elles portaient des titres prometteurs : Miroir Sprint, Miroir du Cyclisme, Sprint International ou encore Vélo Sprint. L’adolescence de Jo Magloar se déroulait assez souvent en ces divers miroirs sur papier glacé, plutôt le soir. Il se procurait régulièrement chez Remplumé ces magazines qui détaillaient avec emphase l’actualité de son sport, s’imprégnant intégralement de cette littérature de haut-faits en les lisant et relisant passionnément. Jo Magloar trouvait là-dedans tout ce qu’il fallait pour enduire son imaginaire avant de commencer à rêver pour de vrai ; du texte et des images qui s’entassaient pile-poil au pied du lit et n’avaient guère le temps de prendre la poussière. Parlant de rêves il les parcourait toujours et en tous sens avant d’éteindre la lumière : l’espace se trouvait alors comme basculé dans sa tête et ça faisait du bien.
C’est en lisant ces mensuels qu’il avait fini par devenir familier des compétitions et coureurs de son époque dont les figures étaient compilées ces années-là dans une sorte d’almanach sous la forme d’un trombinoscope illustré de photographies d’identité. Ça paraissait à l’orée de la saison cycliste chaque mois de février. Il admirait aussi les maillots aux couleurs criardes et leurs alliances audacieuses. Jo appréciait l’équipement en général comme un paysan aime les tracteurs et surtout ceux qu’il ne pourra jamais se payer. La revue Sprint International avait sa préférence car d’un ton plus moderne que les autres avec une mise en page audacieuse sans lésiner sur les tons fluo ni sur des titrailles tout de travers empruntant avec dynamisme la moitié de la page, l’autre moitié se trouvant occupée par le seul point d’exclamation. Jo n’ignorait pas le déroulé des principales courses de la saison longuement détaillés d’un mois sur l’autre dans de précis compte rendus et d’ailleurs, c’était davantage la spécialité de Vélo Sprint, plus traditionnelle. Là il n’y était pas seulement question d’actualité mais aussi des exploits du passé, non moins fascinants quoique les reproductions ces fois-là fussent toujours en noir et blanc tramé et le ton des articles beaucoup plus mesuré.
Apparaissait bien après dans le sommeil proprement dit comme la rumeur d’un monde étranger qui se colportait et dont on avait pu voir et vérifier sur les photos ainsi que dans les textes tant qu’il était encore éveillé qu’elle était bien réelle et forte comme des images populaires. Ça l’attirait ce moment de s’endormir où les images se mélangeaient un peu comme à la télé avec le réel d’un côté et la nuit de l’autre côté ; deux faces d’une même médaille. C’est seulement encore plus tard lorsqu’il franchissait en vainqueur le col de l’Escape environné de haies de spectateurs qui se trouvaient à hurler comme des chiens sauvages de part et d’autre de la chaussée et qu’il était filé de bruyantes motos et voitures suiveuses, qu’il se relevait soudain essoufflé au beau milieu d’une pente à 15 pour cent se disant en appuyant sans effort apparent sur les pédales ; « Ha oui c’est vrai que je suis parti dans un rêve au beau milieu de la nuit ».
Alors il réalisait qu’il était endormi. Jo Magloar ange de la montagne se réveillait d’un coup brutalement baigné dans son lit par les seuls ténèbres et le profond silence mortel du hameau de Keryar comme si une drôle de main était venue le chercher en riant là où il était en train de fanfaronner rien que pour l’embêter. Cette même main géante qui comme une maman chat vient nous chercher et qui nous plonge également symétriquement et selon les besoins de chacun dans le sommeil naturel et profond, ce paradis ignoré. Maintenant attentif aux sons vu qu’il ne parviendrait peut-être plus à se rendormir, nulle rumeur à quoi s’accrocher en retour ne parvenait à ces heures-là de la crèche. Pas d’enfant Jésus à signaler. Les vaches dormaient profondément à l’étable et digéraient leur foin. Nulle rumeur ne s’échappait non plus du poulailler. Au mieux peut-être aboyait un chien insomniaque au loin dans la nuit glacée. C’était un soir ordinaire sur tout le cap Sizelé. Juste le souffle des vents nocturnes dans les cyprès géants.
Un soir de lecture Jo avait su comment Rocailleux avait triomphé à la Guoille lors de la saison cycliste 1933. Cette course avait lieu tous les ans à Pâques et par conséquent était surnommée la Pascale. Il paraissait que le champion avait déboulé sur le vélodrome en vainqueur mais épuisé et couvert de boue, le genou droit bien ensanglanté, sur la reproduction en noir et blanc qu’on pouvait voir à la page 34, car il avait chuté sur des pavés rendus glissant par ce printanier temps de diva du mois d’avril, à la fois changeant et capricieux. Cela avait été, disait-on dans Vélo Sprint, une lutte solitaire de plus de soixante kilomètres face au vent et sous les grains mais Rocailleux avait su résister au maigre peloton de valeureux lancé à ses trousses en conservant jusqu’au bout cette fameuse et précieuse poignée de secondes.
Voilà comment ça s’était passé : il était parti trop tôt, avait-on pensé. Présomptueusement échappé dès le matin du dimanche et alors on ne donnait pas cher de sa peau à ce moment-là où on le vit aller vers le front presque en rigolant. On aurait dit qu’il avait souhaité partir pour arriver à l’heure à la messe si bien qu’on estimait qu’il s’agissait-là d’un jeune coureur léger qui cherchait seulement à se faire remarquer. C’était le cas. Encore inconnu du public Diskan Rocailleux l’insouciant devait révéler plus tard à l’arrivée au moment de livrer au reporter ses impressions radiophoniques qu’il faisait bien frais lors des premiers kilomètres. Oui décidément il allait attraper du mal et en plus il avait omis de mettre des vêtement chaud et avait besoin de se dégourdir les pattes pour se réchauffer un brin ; c’est pour ça qu’il était sorti du peloton sans demander la permission à personne, disait-il, parce qu’il n’avait pas de paletot, ajoutait-il.
SEUL CONTRE TOUS, titrait en capitales le journal du lendemain. Rocailleux l’avait emporté à sa manière c’est à dire avec cette désinvolture qui deviendrait sa marque. On saluait à n’en pas douter la naissance d’un grand champion cycliste dont on prenait conscience, un virtuose de la petite reine. Pourtant en approchant la Guoille on l’avait vu la veille plus d’une fois tituber sur sa machine comme s’il était sur le point de s’effondrer dans le ruisseau. Et puis le petit groupe de poursuivants insensible au froid, cinq coureurs se protégeant les uns les autres, se rapprochait toujours davantage. Parmi eux Brogoronnec, le grand favori au départ, donné vainqueur par avance à n’en pas douter. Ils allaient tous le rejoindre c’était sûr et ne faire qu’une bouchée du petit jeune. En se retournant, Rocailleux les vit et se dit en voyant se pointer au loin le sale museau de Brogoronnec qui rigolait déjà : Ha flûte j’ai tout à recommencer.
Malpropre, couvert de plaques de boue séchée, ayant presque disparu de lui-même, il s’était quand même transformé dès cet instant en boule de tonnerre pour approcher de la Guoille dans un suprême effort. Il avait trouvé finalement les ressources pour appuyer de toutes ses forces sur les pédales en balançant d’un bord à l’autre du chemin comme un malheureux pris de boisson. Les dés en étaient jetés et les autres se trouvaient à nouveau légèrement distancés et des milliers de bouches pour la première fois hurlaient son nom en grand : Rocailleux. On s’égosillait sur les bas-côtés. Cela avait été dès cet instant des Rocailleux à n’en plus finir sur le bord des secteurs pavés et il avait enfin déboulé sur le vélodrome comme un petit lapin sorti du chapeau, petit point agile extrait d’un coup d’un seul du noir tunnel comme par magie qui, passant sous les gradins, débouchait comme la soudaine résolution d’un mystère sur la piste du vélodrome. Plus que deux tours à faire. A chaque fois la cloche sonnait. A ce moment-là il avait l’air d’un fou. Il ne se départit plus jamais de cet air.
Dans un autre journal on pouvait voir la semaine suivante une photographie charbonneuse du glorieux jeunot. Bien sûr sa figure était encore maculée de boue et il paraissait méconnaissable sur l’image cependant que l’alignement blanc des dents sur cette face d’encre soulignait comme sur un fusain le sourire radieux et la jeunesse. Ça s’imprimait on aurait dit. Une casquette à large visière s’avançant loin devant de la tête, avec orgueil. Une casquette curieusement arrondie sur le dessus, très près du crâne et par la teinte sombre comme accusant la blancheur portant en large caractère cursif la marque de son cycle : Hirondelle. Déjà le cheveu se faisait rare. Rocailleux était mince avec effectivement un long bec d’oiseau maigre, très brun et sous la croute de boue séchée accrochée aux rares boucles qui dépassaient de la casquette on devinait des cheveux gominés, de la brillantine passée soigneusement lors de la calme toilette du matin car c’était la mode ces années-là selon le ton donné par les vedettes du cinématographe qui commençaient à devenir célèbres. On sentait là l’effort d’une coquetterie dérisoire plaquée avant le départ, en temps de paix dans une quelconque chambrette dégarnie avant ce combat où Rocailleux n’était pas encore devenu le Rocailleux de par la suite ; celui, qui serait célébré dans les campagnes. Cet autre Rocailleux, plus modeste, avait l’air d’être tombé dans un pot de peinture.
Juste à côté de lui on pouvait voir sur la photo expressive une jeune femme vêtue d’une robe à fleur toute printanière mais on se disait aussi que les épaules couvertes cependant d’un imperméable léger gardaient le souvenir de l’averse de grêle qui avait manqué faire chuter Rocailleux sur les pavés et témoignait des circonstances de cette printanière course par moments bien arrosée. Il n’y avait rien de trop. La demoiselle était tout sourire avec des dents également soignées et régulières comme grains de maïs sur l’épi ondulant d’octobre qui aurait été filmé par un génie du cinéma soviétique. Elle était la reine de la course chargée de remettre le bouquet au vainqueur de la Pascale ainsi que d’échanger un baiser. Rocailleux tenait haut ce bouquet à présent : il l’offrait résolument au public de la Guoille tant qu’à sa reine en hissant les deux bras vers le ciel devenu gris foncé. On aurait dit qu’il allait dévorer à pleine dents ce fagot de grosses fleurs aux riches coloris variés avant une nouvelle ondée. En fait il l’offrit à la demoiselle sans barguigner. Les vivats fusaient de toute part sur lui et la jeune femme et risquaient de les emporter dans une stricte égalité très loin de la Terre tant le peuple à ce moment-là était fort et se montrait heureux en reconnaissant la force de l’un de ses fils. Le fils d’un berger de Mieudormi échappé dès les premiers kilomètres de la Pascale qui n’avait même pas pris le temps de se recoiffer pour la photo. On voyait ici la force du peuple récompensée sous les hourras.