Rossignol le Brigand aimait la boisson, mais il n’aimait pas que ça se sache. Arrivé à l’âge de la retraite et alors qu’il avait tenu pendant 40 ans le bistrot du village, il prenait désormais son vélo dès le matin, chaussé de lunettes noires pour aller boire ailleurs, c’est-à-dire au bistrot d’un village des environs. Il arrivait qu’on le croise sur sa machine, ahanant dans l’interminable et plate ligne droite située entre Reboire et Repleu dans un style plus semblable à celui du sanglier qu’à celui du coursier.
L’art moderne devait se manifester à lui sous la forme d’un objet particulier aperçu dans un fossé. Rossignol passant devant lui la première fois ne s’y arrêta guère, c’était le soir et il était déjà bien gris. C’est en repassant dans l’autre sens le lendemain et à la faveur d’un éclat de soleil du matin dans une trouée de Mars que Rossignol s’arrêta et identifia l’objet. Il s’agissait d’une boîte de conserve métallique et brillante, couverte d’un léger givre de grêle, au fond de laquelle on avait pratiqué un trou qui permettait de faire passer une ficelle de grosseur moyenne. Sans doute, pensa Rossignol le Brigand, des garnements de Keryar se sont-ils divertis en accrochant cet ouvrage à la queue d’un malheureux chien pour le faire paniquer et le voir prendre la fuite en geignant de manière plaisante. Dans les campagnes, pour tromper l’ennui, les petits paysans désœuvrés avaient l’habitude de martyriser ainsi les animaux, qui au bout d’un certain temps se cachent dans un fourré, car ils n’osent plus bouger dans la crainte de réveiller le tintamarre et ce démon accroché à leur queue. D’ailleurs, la pauvre bête se trouve peut-être toujours dans les parages, pensait Rossignol. Mais non puisque cette boîte était déjà là hier. Alors s’éveilla dans la conscience de Rossignol le Brigand un souvenir bien précis, comme tombé de la lune et formant tapis de neige :
On pouvait voir autrefois dans le Charivari, des illustrations de cette veine où le caricaturiste mettait en jeu cette même farce en la reproduisant non plus avec des animaux, mais avec des humains. Ainsi au moment des affaires de Panama, et les scandales de l’année 1889 dont on se souvient, on pouvait trouver dans l’hebdomadaire un fameux dessin ou monsieur de Gribois soulevant la patte traînait une boîte de conserve au moyen d’une ficelle reliée à sa queue de pie et dont la légende était ; ah ! Monsieur de Gribois a encore gobé les farces de l’opposition. Sur la gravure charbonneuse, on pouvait le voir détaler comme un lapin devant les bancs de l’Assemblée Nationale, hilare. Il fallait comprendre : monsieur de Gribois était alors effrayé et gêné par les rumeurs que lui-même avait contribué à initier et était devenu la risée du pays. Mais au-delà de ceci l’objet métallique et brillant avec sa filasse intriguait Rossignol le Brigand ; il imaginait que l’on puisse ajouter une autre boîte à l’autre extrémité du filin pour réaliser une manière de téléphonie, car toujours dans le Charivari, il avait pu voir reproduits, enfant, de semblables conseils de petits travaux faciles à exécuter adressés aux jeunes gens pour s’occuper les jeudis. S’ils en avaient eu l’idée, dit Rossignol le Brigand, ces garnements auraient laissé cette pauvre bête tranquille. Cet objet l’intriguait et nous le voyons, ne laissait pas en paix son imagination. Rendue au jeu de l’air pur par la pratique de la petite reine, sa sensibilité joyeuse croissait.
Rossignol le Brigand prenait goût à la bicyclette. On commençait à cette époque à s’enflammer sur les routes pour les exploits des coureurs. On pouvait voir leurs visages reproduits jusque dans le Charivari au moyen de photogravures. Curieusement Rossignol le Brigand perdait progressivement le goût de la boisson au profit de la vie au grand air. Cependant il n’était pas tout jeune et parfois, une entaille aux habitudes dans les heures avancées de la vie peut devenir fatale. Sans doute la bicyclette ne comblait pas tout à fait le trou laissé par la disparition de son alcoolisme et d’un excès bascula dans l’autre ; on pouvait le voir à présent parcourir la lande du matin au soir été comme hiver. C’est ainsi que Rossignol le Brigand disparu dans sa soixante-dixième année à l’occasion d’une attaque de cœur. Le jour de l’enterrement, une foule de proches, d’amis, de connaissances vinrent en l’église de Keryar pour lui rendre un dernier hommage. On se souvient qu’au moment du passage du cortège vers le cimetière, deux corneilles sur les toits se disputaient une noix qui en tombant de la gouttière et rebondissant sur le bois du cercueil nous fit tous tressaillir.