Rocailleux, partie III

Quand Joseph Magloar parlait de Rocailleux on pouvait ressentir toute l’admiration qu’il éprouvait pour le champion. Alors selon lui Rocailleux c’était vraiment un artiste. Un sacré numéro. Un sans pareil ! Il y avait la chaleur dans les mots puis l’expression du visage qui tantôt se plissait doucement, comme lorsqu’un léger souffle de vent par temps calme anime en surface la texture toute entière de l’océan, tantôt se durcissait et la peau halée de Joseph formait alors des vagues et des creux de plus de douze mètres comme si elle subissait les effets et chocs d’un brutal coup de tabac venu là buter contre.

Sa conversation habituellement aride et âpre comportait des accents dramatiques en se peignant de tournures exotiques et inspirées qu’on ne lui connaissait pas mais dont on sentait que venues des profondeurs elles étaient bien les siennes, issues de sa jeunesse peut-être et que ses inspirations étaient nées modestement d’abord puis se développaient à outrance comme un cyclone qui placé au niveau des entrailles eut poursuivi son aveugle chemin pour s’extraire finalement par la bouche en provoquant des merveilles. À l’image des mains abimées par le travail et qui tournoyaient loin devant son ventre tout le temps du récit, puis à travers l’agitation prise par le corps tout entièrement dans une sorte de transe l’auditeur fasciné par ce miracle voyait vivre devant lui l’époque révolue que Joseph évoquait et qu’il ramenait habilement à la surface, comme la vieille strate écartée d’un tableau ancien ferait apparaître son enduit primaire et de nous inconnus en dehors de l’artisan qui l’avait badigeonné ; on comprenait des choses simples comme le monde avait changé et que c’était pas terminé parce que cela avait toujours été ainsi aux sources des plus anciens récits où les soifs s’étanchaient.

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Joseph Magloar pourtant ivre tenait encore étonnamment bien sur ses jambes. D’habitude c’était pas un bavard et puis il faut bien admettre que souvent c’est drôlement ennuyeux les conversations. C’est bien simple : les gens pleutres n’ont rien à raconter d’intéressant la plupart du temps mais ça ne les empêche pas d’ouvrir le bec pour un oui pour un non. C’est un peu comme quand il n’y a rien d’intéressant à regarder le soir à la télévision après les informations.

Mais Joseph Magloar ne regardait pas la télévision le soir : il préférait aller se coucher direct au lit avec Laudine juste après le journal télévisé parce qu’ils étaient tous deux bien trop fatigués à cause du travail à la ferme qu’il avait fallu accomplir dans la journée sans même parler des enfants et des soucis. Mais rien de plus ennuyeux et lassant qu’une longue conversation sauf la messe. Joseph Magloar en revanche aimait bien la messe. À l’église il ne s’ennuyait jamais. C’est qu’il consentait depuis toujours à avoir des conversations avec le Ciel. D’ailleurs, quand il se taisait et surtout s’il regardait ses chaussures avant de les astiquer le dimanche avec du cirage marron, il avait l’air de prier comme souvent les gens de la campagne même s’ils font rien d’autre que cracher par terre la plupart du temps.

Lors des conversations ordinaires, c’est-à-dire quand il rencontrait quelqu’un du bourg de Keryar au coin d’un champ, par exemple dans les champs du Verdâtre ou il partait souvent travailler tôt le matin avec le tracteur pour sarcler charruer ou épandre une charretée de fumier, Joseph Magloar s’ennuyait tellement à écouter que pour passer le temps il se concentrait sur le visage de son volubile interlocuteur venu l’interrompre pour raconter sa vie en s’efforçant de lire ses traits comme dans un livre tandis que les paroles et les mots coulaient avec une lubricité laborieuse hors de la bouche de l’autre et on aurait dit la Soule en crue quand elle sort de son lit une fois tous les trente ans.

C’est pas beau du tout de voir dans la bouche de l’autre à cause de la langue, les dents blanches et les mots qui s’animent en tous sens dans le noir de la gorge derrière au fond. Et puis Joseph n’aimait pas être dérangé quand il était sur le point de se mettre à l’ouvrage. Pendant ce temps perdu le moteur du tracteur vert restait allumé à tourner sans rien faire et la machine paraissait impatiente elle aussi de reprendre le travail. Le bruit du diesel fumant couvrait par moment des pans entier de la conversation. Alors Joseph voyait bien qu’untel avait abondance de poil sur le nez ou que ça sortait dans les oreilles. Que tel autre avait une cicatrice qui lui barrait en travers de la joue. Qu’un autre encore avait à n’en pas douter un vilain bouton rouge dans le cou. De la couleur d’un œil il déduisait la fin prochaine de l’âme en face de lui. Il croyait voir le mensonge, l’esprit de lucre, la trahison ou la médisance or il n’avait pas toujours raison car il faut bien dire que Joseph n’était pas plus malin que les autres. C’est pourquoi malgré tout nous dirons qu’il est de loin préférable, comme on dit, d’entretenir la conversation comme un feu nécessaire en y apportant de réconfortantes buches de châtaignier au cœur de l’hiver plutôt que de rester planté là à scruter le visage de l’autre en observant le silence obstiné d’un ténébreux sauvage. Par contre il est vrai j’ai toujours entendu dire que Joseph, ivre, savait raconter une histoire. Jugeons plutôt.

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Ha disait-il en tenant fermement son verre de vin au creux de la main droite, si seulement Diskan Rocailleux n’avait pas été brisé par la guerre ! Quand je pense qu’il a laissé sa jeunesse derrière lui dans un camp de prisonnier à Chapel-de-Fer. Le vélo est resté à pendre tout le temps de sa captivité à un clou dans une grange et quand il est revenu à la ferme après de longues années c’était tout rouillé faute de lubrifiant. Ses jambes aussi étaient grippées et après la guerre ça tournait plus rond ; il arrivait plus à suivre le peloton. Il avait des raideurs. Il avait des lourdeurs. Une page était tournée faut croire. Tout avait changé et les cheveux étaient devenus blancs sur le dessus de sa tête comme un petit vieux. C’était plus le même état d’esprit ni le même paysage autour de lui je pense. Il en avait sa claque des courses et tout ce qu’il avait vécu là-bas le temps de sa captivité maintenant ça le faisait sérieusement gamberger comme tout un chacun.

Lui si maigre que t’avais vu caracoler à la Guoille quinze ans avant comme un petit dieu, je t’ai déjà raconté, il devenait gras. Il avait forci. C’est comme ça après les privations ici on avait du retard à rattraper. A table Rocailleux montrait un sacré coup de fourchette. Une bonne descente fallait voir. Liquide solide ça partait tout-droit direct jusque dans son ventre. L’andouille. Le saucisson. La galette. Et puis le tabac des fois un bon cigare avec le digesto. C’était malsain. On n’y pouvait rien il restait toujours à faire des ronds de fumée dans la salle à manger chez les parents jusque tard le soir à chanter des airs à la mode. Jouer du pipeau plutôt moi j’appelle ça. Les dimanches après-midi il sortait de là dans un état à plus pouvoir dire pain.

Pour les courses il s’accrochait. Cours toujours : le peloton filait loin devant comme un lièvre apeuré qui aurait eu la chasse à ses trousses et le bougre restait derrière à ahaner. Souvent lâché dès les premiers tours dans les courses de clocher. Après quand il avait pris cinq minutes dans la figure c’était foutu. Il terminait plus ses courses alors ça le faisait couiner comme un asthmatique. On ne le voyait plus que sur des critériums où tout était truqué tout le monde sait ça. Ça payait bien tout le monde en a profité. Qu’on vienne pas me raconter des histoires il aurait eu tort de pas faire comme les autres. Il était pas à plaindre comparé à d’autres après tous ces malheurs de la guerre alors quand même chapeau.

Un beau matin Rocailleux a dit j’en ai marre à la fin et il s’est retiré des pelotons. Il est devenu propriétaire à Mieudormi d’un beau magasin de vélo. Il aurait préféré mille fois avoir un bar-tabac mais t’apprendras une bonne fois pour toutes que dans la vie on fait pas ce qu’on veut. D’ailleurs il aurait viré alcolo. Son affaire de cycles n’empêche c’était l’idéal avec vue sur la grand place et la Mairie à Mieudormi. Il avait pignon sur rue. En plein centre-bourg juste devant la fontaine des suppliciés sur le champ de foire, avec le parking derrière où tu as de quoi garer ton auto quand tu vas aux poulettes démarrées au printemps à partir de mars le premier mardi du mois. Un joli fond c’était. Sa femme Antoinette aidait au magasin ; une maison de plain-pied avec aucun escalier à monter. Des fleurs partout. C’est elle qui faisait tout. Une brave fille qui avait mal à sa hanche comme qui dirait mais il aurait pu trouver pire et puis Rocailleux c’était quand même un beau parti pour une Antoinette. Une jolie fille originaire de Repleu.

Là à Mieudormi on peut faire des affaires encore aujourd’hui pour celui qui est assez dégourdi à cause du champ de foire. Il y a le salon agricole de Mieudormi. Et puis Rocailleux c’était un gars sérieux, au début. Il vendait et réparait des cycles en tous genres, tous de la marque Hirondelle. T’as pas connu c’était bien placé. Neuf et réparations et plus tard sont venues les tondeuses à gazon. Il faisait pas encore les vélomoteurs. Des vélos pour les coursiers mais aussi pour les mémés. Modèles pour hommes modèles pour dames. Tube supérieur droit pour les hommes. Tube supérieur cassé pour les femmes à cause des robes qu’il faut passer par-dessus à la vas-y que j’te. Modèles avec ou sans garde-boues, avec ou sans dynamos. Cycles Rocailleux ça s’appelait.

Le patron se promenait partout en bleu de travail dans le village parce qu’il a toujours aimé aller blaguer chez untel ou untel. Il faisait pas payer cher son ouvrage si bien que ça marchait bien son affaire même si en un mot comme en cent tu le trouvais plus souvent au bistrot qu’au magasin. Au bout d’un moment il aimait bien porter la barbe longue et ça faisait un peu peur aux gens. La clientèle se méfiait surtout les touristes. Il changeait de mentalité. Vers cette époque-là les vélos Hirondelle se sont mis à construire des cycles qui portaient son nom alors Rocailleux touchait les royalties. Mais le temps passait et on ne faisait plus le rapport entre l’autocollant Rocailleux, avec ses lettres toutes en doré qui était collé à la main sur les vélos de toutes les couleurs à l’émail rutilant et le coursier de légende qu’il avait été autrefois. Maintenant il devenait rouge à cause du vin t’aurais dit un vieux loup de mer parce qu’il portait une casquette noire à large visière en plus de la barbe comme un capitaine au long cours. Mais bon il gagnait bien ma foi et s’était fait construire une maison avec la façade toute en pierres de taille sur la côte où il est parti vivre avec Antoinette qui suivait toujours on se demande comment. Tous les ans ils allaient en vacances aux Baléares se reposer dans une caravane. Un beau jour Antoinette a eu une attaque et il s’en est jamais remis. Deux mois après il cassait sa pipe à son tour. Maintenant je dis que la terre lui soit légère.

L’histoire véridique de Rocailleux, la légende si tu veux, commence à Mieudormi cinquante ans avant alors qu’il était encore petit enfant. À la naissance on a raconté que ses petites pattes gigotaient dans tous les sens comme s’il cherchait déjà à pédaler et s’attendait à trouver un petit vélo sous son derrière. Après personne n’avait pu deviner le grand champion qui vivait déjà dans ce petit corps impétueux mais voilà un jeune qui à quatorze ans gagnait sans forcer toutes les courses du coin avec le vieux clou de son père dès qu’il présentait quelque part son dossard sur la ligne de départ. Sinon chez eux on ramenait pas tellement d’argent à la maison. Le père Rocailleux était berger alors on vivait pauvrement avec la femme et les deux filles ainées qui étaient tout juste en âge de partir travailler à l’usine. Pas trop de gras dans les assiettes.

J’ai entendu raconter souvent comment le fils était jamais fatigué à faire du vélo dans la campagne. Ça grimpe raide là-bas à Mieudormi c’est pas comme ici où tout est plat. Y’a moins de vent mais bon là-bas ça monte et ça descend tout le temps. C’est fatiguant en principe et t’es content de souffler un peu dans la descente. Lui il était jamais fatigué dans les montées on aurait dit qu’il appuyait pas sur les pédales comme si c’était un ange à les caresser tout en douceur quand il faisait la course pour rigoler avec les copains. C’était son style.

C’est pourquoi le père Rocailleux se demandait si son dernier aurait pas eu un avenir sérieux dans le vélo par hasard et alors ils auraient eu de quoi mettre du beurre dans les épinards. Sans trop y croire il a décidé d’aller montrer son fils à une sorte de rebouteuse qui vivait par là en pleine cambrousse au lieu-dit la Forge. Une sorcière si tu veux ; une drôle d’aveugle qui voyait rien et qui dans le temps avait déjà suivi et soigné avec succès plusieurs célébrités. Sa technique réputée infaillible c’était de commencer par étaler de la peinture de toutes les couleurs sur la figure des gens. L’aveugle elle vivait en Hermite à l’écart un peu plus loin dans les collines couvertes de cyprès géants et de peuplaisants. On a raconté qu’elle faisait de la magie noire en disant exprès dans sa moustache des prières en crépuscule qu’on comprenait pas bien avec des bougies allumées un peu partout dans sa cabane pour faire joli-joli et des litières d’aiguilles de pin ainsi que des morceaux de laine rouge accrochés sur des planches du mur et que comme ça en priant elle pouvait savoir sans réfléchir qui deviendrait crack en vélo et qui resterait toujours toute sa vie un moins que rien.

C’est vrai qu’elle avait une drôle de touche tu peux me croire : une grosse fille un peu sale comme la mère Régnier avec des seins énormes même si on est pas bien sûr que c’était une femme. Moi je suis pas allé voir ce qui se trouvait sous ses jupes. Des on-dit j’ai pas vu plus loin. Elle vivait dans son coin et en tout cas elle voyait presque personne à part des paysans qui venaient se faire soigner de la gale et des furoncles. Sinon des fois tu l’entendais gueuler comme un putois sa magie noire en crépuscule depuis le champ du voisin ou bien elle se mettait à chanter en beuglant à trois heures du matin. C’est comme ça qu’un beau matin ni une ni deux père et fils Rocailleux montent avant le lever du soleil sur un âne direction les collines boisées de cyprès géants et de peuplaisants pour aller trouver l’aveugle et en avoir le cœur net si oui ou non le fils allait gazer plus tard en vélo et pouvoir un peu gagner sa croute avec ça. Diskan seulement était juché sur l’âne avec une capuche sur la tête comme un pénitent et le père Rocailleux restait à pied toute la route en conduisant l’animal capricieux tenu par la bride. Y’avait aussi un mouton vivant sur le cul de l’âne ficelé derrière Diskan comme un saucisson pour payer la sorcière et bien sûr on avait choisi le plus bel agneau de l’année.

Les chemins n’étaient pas comme aujourd’hui. Tout n’était pas goudronné. Après des trajets à chercher et à débarquer dans des cours de ferme en faisant des tours de serpent pour demander s’il vous plait où c’était exactement l’aveugle rebouteuse et sorcière qui voyait qui serait rendu plus tard un champion. Ils ont quand même fini par arriver assez vite dans la journée parce que les paysans savaient très bien où se trouvait la cabane de la sorcière alors ils répondaient oui. Qui l’eut cru le lieu-dit la Forge ils connaissaient, mais l’âne et le père étaient fourbus après tout ce trajet dans la forêt. Les paysans avaient peur d’elle parce qu’elle avait la réputation d’être une sorcière de malheur mais ça les empêchait pas non plus d’aller se faire soigner là-bas.

La dame donc c’était un Hercule pas très rassurant. Une grande et une large. Tout de suite elle fait entrer tout seul le fils Rocailleux dans son antre où elle exerce ses tours de magie et lui demande de s’allonger vite-fait sur une table faite de branchages entrecroisés, de paille et de fils de laines tressées de toutes les couleurs. Elle dit de pas avoir peur. De pas craindre. C’est à ce moment-là qu’elle demande aux gens d’enlever leur capuche en toile de jute et elle se met à leur peindre la figure avec un pinceau de toutes les couleurs croisées dans tous les sens comme pour un gribouillage. Rocailleux a dit après qu’il avait eu très peur de cette femme qui portait des lunettes ronde et noires de démon. Sa figure lui disait trop rien qui vaille avec les grosses lunettes. C’était sans doute une femme mais elle ressemblait plutôt à un gros campagnol dans son souvenir alors si ça se trouve c’était aussi bien un homme là-dessous dans les jupes. On saura jamais.

Pendant les palpations Rocailleux sentait sur lui des mains comme des battoirs et son cœur qui battait la chamade. Il a dit aussi que ça sentait pas très bon chez la sorcière. De l’encens mélangé avec du refermé et de l’ail toufuss et une forte odeur de résineux et d’essence. Des herbes peut-être. Quelque chose brûlait dans une assiette. Ça va pas m’exploser dans la figure ou quoi ? Je sais pas trop quoi qui brûlait avec une odeur bizarre de paille moisie dans le hangar quand ça chauffe bien et que ça reste là à fermenter sous les Eternit quand les étés sont pourris. Ou comme quand les paysans font brûler du souffre dans les barriques pour les préparer et les nettoyer soigneusement avant de faire du cidre au pressoir. Après elle demande de s’allonger au fils Rocailleux. Elle se met très longuement à palper les mollets du Diskan tout en récitant des Je Vous Salue Marie en langue crépusculaire à tout va, plusieurs fois de suite à tour de bras comme si c’était en égrenant un doux chapelet pour la Toussaint ou le jour des morts ou encore pour des processions fleuries.

Il faut savoir que pendant ce temps-là le père Rocailleux il avait pas été autorisé à rentrer dans son bouge alors il savait pas au juste ce qui se passait dans la cabane de la sorcière et il râlait en lui-même vu qu’il avait pas été invité. Le mouton arrêtait pas de chevroter encore ficelé sur l’âne. Rocailleux sentait l’odeur d’encens qui passait avec la fumée à travers les interstices entre les planches disjointes et la porte qui baillait mal et il a dit plus tard en rigolant dans un bistrot que c’était pas une odeur de sambon qui venait à s’échapper de par-là. Mais là c’était pas rigolo. Il était dans ses petits souliers comme on dit et puis il en avait sa claque. Il s’est mis à rouler une cigarette pour se calmer et passer le temps. Assis devant la maison comme il avait rien de bien à faire il pouvait juste voir devant lui les brumes de chaleur qui montaient lentement sur la route. Il avait chaud. On étouffait ce jour là. Au loin se dressait une majestueuse rangée de peuplaisants : des arbres aux verts et sombres cônes verticaux qui ondulaient. Il y en avait comme ça des centaines tout autour de chez la maudite sorcière. C’est perdu par ici, se disait-il. Les arbres on aurait dit une armée de gardiens silencieux depuis la colline d’en face où il se trouvait. C’était la forêt à perte de vue. Et dire que là derrière les bois on trouvait encore d’autres étendues de cyprès qui conduisaient jusqu’à l’océan Crépuscule parce que oui, l’océan et la langue des Anciens portent ici le même nom comme s’ils étaient chacun formés d’un seule et même profonde matière fluide, liquide, mouvante. D’un coup le père Rocailleux il a eu très envie de dormir parce que c’était l’heure de la sieste et qu’il faisait chaud. Là paf il s’endort comme un bébé on se demande comment alors que son fiston était encore entre les pattes de la sorcière avec ses doigts crochus.

Mais bon tout va bien pas de panique et pendant ce temps-là l’aveugle récite une dernière prière de derrière les fagots en psalmodiant ses trucs de sorcière. Voilà elle apparait sur le pas de la porte pour dire que c’est terminé. Elle sort en rigolant et réveille le père en l’attrapant par le bras et en le secouant tout ce qu’elle peut comme si c’était un sac de patates. Diskan sort aussi et se retrouve avec sa figure toute barbouillée de peinture dans tous les sens devant son père qui fronce les sourcils en voyant ça d’un mauvais œil – il a envie de gueuler un bon coup parce que le fiston a sali son pantalon chez la sorcière – il a même envie de lui en retourner une bonne parce que ça a l’air d’avoir ni queue ni tête cette affaire à ce moment-là. Il est en colère aussi parce que la vieille l’a réveillé en pleine sieste. Diskan de son côté est encore un peu flapi et un peu dans les vapes lui aussi.

Alors coup de tonnerre l’aveugle annonce tout sourire que le fils Rocailleux deviendra un jour un champion de légende à coup sûr et qu’il fallait saluer et encourager cette bonne fortune car la nervosité peu commune des jambes du jeune à palper témoignait soi-disant d’un grand talent ainsi que d’un caractère de feu au niveau des muscles. Alors les Rocailleux remercièrent l’aveugle avec enthousiasme en s’embrassant fraternellement. Le mouton gras fut délié de l’âne gris et prêt à partir dans une grange pour être égorgé puis sitôt rôti. La joie dominait le chemin du retour chez les Rocailleux qu’on arrosait de vin rouge. Dans la ferveur, le vin l’ayant appesanti, le père manqua de cette attention qu’il devait à la conduite de l’âne et failli tout envoyer verser dans un ravin sournois au plus fort des chemins pentus. Plus de peur que de mal on pouvait l’entendre chanter à tue-tête au-delà des collines de Mieudormi. C’était le soir, on arrivait à la bergerie : dans les alignements de cyprès géants, sur les plus hautes cimes des peuplaisants s’agitaient des petits scandaleux. Ils se rassemblent ordinairement aux creux de ces arbres pour y passer la nuit en laissant échapper de petits cris étouffés dans leur sommeil nocturne.

La suite des évènements montra que la sorcière avait eu raison. Il paraissait en effet que les roues aimantées du vélo de Rocailleux tournaient comme des moulins animés des flammes d’un furieux dragon sans que jamais sa volonté ne semblât prendre en cela la moindre part. Il gagnait. Il gagnait toujours. Il allait porter son nom au palmarès des épreuves les plus prestigieuses, dont la Guoille, à compter de cinq années plus tard. On rappelle que Diskan Rocailleux avait été le premier coureur de l’histoire à porter sa casquette à l’envers, visière sur la nuque comme pour un hommage respectueux à l’astre solaire qui rayonnait splendidement le jour de la sorcière. Quand il est décédé, son esprit chevaleresque a été salué par la marque Hirondelle qui avait également contribué à sa fortune. On fit porter une gerbe généreusement fleurie ainsi que des branches de cyprès géants entrecroisés sur sa tombe. On lisait en une belle graphie peinte en vert sur des rubans l’inscription suivante : « A la mémoire du prince des cœurs cyclistes ».

Fin de l’histoire de Rocailleux.