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Rocailleux, partie II

Jo n’aimait pas trop la lecture. Pourtant il parait que ça favorise le sommeil. A force de fouiller dans sa tête il n’arrivait pas à s’endormir. Il n’arrêtait pas d’aller et venir, s’arrêtant sur un rien. C’était un peu comme quand on a égaré un objet quelque part dans la maison et qu’on arrive plus à remettre la main dessus : on se focalise sur plusieurs points de détails qui ne sont certainement pas les bons. On s’obstine tout en le sachant. On hésite. On revient obsessionnellement sur ses pas comme un fantôme. On s’arrête au beau milieu de la pièce. De la même manière Jo n’arrêtait pas d’aller, de venir et de hanter sa propre cervelle. C’était arrivé une fois avec un paquet de Gauloises qu’il avait piqué à Pancrace, son frère, et qu’il croyait avoir bien planqué en douce sous son lit. C’était rien que pour emmerder son frère ou se venger de je ne sais trop quoi, vu qu’il ne fumait pas lui-même. C’était pas méchant. Après il ne retrouvait plus les clopes, n’empêche, alors il allait voir partout dans la ferme et dans chacune des granges en remuant ciel et terre jusqu’aux pieds des cyprès géants, allant et revenant dans la cour à tel point que ça donnait le vertige à sa mère qui s’arrêtait d’un coup de tricoter en se demandant pourquoi Jo faisait un tel raffut comme ça un peu partout dans la maison sans jamais fermer les portes après lui. Ça claquait après lui à cause des courants d’air. Là c’était un peu pareil sauf que c’est ses pensées qui allaient et qui venaient en faisant des boucles par ci par là comme un chat indécis qui demande tour à tour à rentrer et sortir, miaulant avec agitation. Se léchant la patte un coup, revenant devant la porte avec un air sournois, assis sur son derrière. Énervant c’était. Pourquoi il dormait pas encore à cette heure-ci le Jo ? Pourtant à l’école ça n’allait pas si mal ces derniers temps avec Luna, la fille de l’ingénieur Arroganz. Il espérait qu’elle deviendrait bientôt sa copine. Les deux jeunes s’entendaient bien mais c’était pas fait. Les choses allaient leur train.

Maintenant il s’en prenait mentalement aux tenues de Rocailleux, le grand champion, les yeux grands ouverts dans le noir et tout raide dans son lit. Il aimait bien se mettre sur le dos pour dormir. Les cyclistes du passé n’avaient pas beaucoup d’allure, pensait Jo Magloar dans son insomnie. On pouvait voir ça sur les photos dans les magazines et ça lui paraissait très grave. Personne pouvait venir lui dire le contraire : à l’époque du grand Rocailleux, par exemple, ils avaient tous des airs de petits vieux sitôt accompli le service militaire, même. C’était peut-être parce que la vie était dure en ce temps-là. Des moustachus en plus. Des trop gras ou trop maigres habillés n’importe comment avec des collants trop grands qui bouffaient sur les côtés quand ils pédalaient. C’était un coup à se retrouver avec les pieds dans les rayons et partir valdinguer dans le ruisseau par-dessus son vélo en faisant un soleil.

Dessin cubiste d'un cycliste début du vingtième siècle

Ça gâchait tout, ces tenues noiraudes et grises. Souvent on aurait dit qu’ils avaient des sortes de joggings tels qu’en portaient les grasses fermières de Keryar et que Jo voyait aller conduire et chercher leurs enfants à l’école. Le soir elles attendaient la marmaille en trainant les pieds sous la pluie ou restaient occupées à fumer cigarette sur cigarette dans la voiture. Elles devaient boire un petit coup en douce à l’occasion, se disait Jo en lui-même en hochant la tête d’exaspération comme faisait son père quand il était énervé par les gens du village. Ça sentait le laissé aller. Enfin bon. Des langues de vipères. Les maris valaient pas mieux. Ceux-là valaient pas un clou.

Les maillots des coureurs c’était le pompon. Au début du siècle ils étaient moches avec des zébrures tout en travers. On aurait dit des pulls marins avec des boutons sur le côté, près du col. Des pulls tels que Jo en portait quand il était petit. Des pulls qui grattaient la couenne et le museau au passage du col. Ça le mettait carrément de mauvaise humeur quand c’était Laudine qui lui mettait ça de force par-dessus les épaules avant d’aller à l’école des sœurs notre dame de Loanne quand il était petit. On pouvait aussi s’imaginer à regarder les images distraitement dans les revues de vélos que c’était des vieux déguisement d’abeilles ou de zèbres exprès pour aller au carnaval qu’on avait sorti d’un vieux carton plein de poussière. Même les brocanteurs n’en auraient pas voulu. Même à la foire à la brocante de Keryar ils n’auraient certes pas trouvé preneur en plein mois d’août. C’était pas seulement les cyclistes qui s’habillaient mal : tous les sportifs dans l’ensemble et les militaires aussi avaient des airs comme ça : habillés n’importe comment comme des gogos. Des coudes pointus à cause des renforts aux articulations : des pièces et des pantalons verts kakis en laine avec des chaussettes d’insectes tricotées à la main on aurait dit. Ou des cocons comme en tissent les araignées dans les coins des granges ou à même les bottes de paille au coins des ficelles pour protéger leur progéniture. Ou des sacs de pomme de terre en jute autour des corps. Cousus entre eux n’importe comment en de barbares camaïeux.

A ce propos Jo avait vu peu de temps auparavant une image frappante dans un livre d’histoire qu’on lui avait offert pour Noël : c’était des soldats de Chapel-de-Fer photographiés lors d’un spectacle de masse. On pouvait les voir défiler au pas avec des tanks, des avions, des canons et tout ce qu’il faut de bien pour aller faire la guerre moderne à son voisin. Ils prenaient des airs sérieux en tournant fièrement leurs figures bronzées quand ils passaient devant la tribune que présidait le terrible Meneur. A vrai dire ils faisaient pas vraiment peur à personne avec leurs tenues bizarres de camouflage et on avait plutôt envie de rigoler un bon coup alors là c’était à se taper sur les cuisses.

La personne du Meneur par contre faisait vraiment peur. Un vrai film pas rigolo. Là on n’avait plus du tout envie de s’en payer une bonne tranche. Contre lui on s’était battu il y a longtemps déjà dans des combats sanglants. Joseph Magloar avait parlé à Jo de celui-là : la guerre contre Chapel-de-Fer : des animaux. Martial le Cheval avec ses uniformes bien taillés. Toujours tiré à quatre épingles avec la jument Daphné même si on aurait dit un cheval de trait avec son masque en carton. Chez eux à Chapel-de-fer, c’est la coutume de porter des masques pour un oui pour un non. Dès la naissance hop je te met un masque. Je fais ma première communion hop je porte un masque pareil pour aller prier Jésus à confesse. Je me marie hop un nouveau masque que je garde même le soir au lit. Sur mon lit de mort cerise sur le gâteau ; un masque animal aussi pour parfaire le tableau d’une touche de gaité colorée. Qui une vache. Qui un lion. Qui un cochon. Même des faisans. Même des perdreaux. Une habitude comme une autre pour se présenter devant Saint Pierre. Autre pays autres mœurs comme on dit. Ni meilleur ni pire. Faut pas juger. Faut pas critiquer. On vit en démocratie. C’est encore la république ici jusqu’à preuve du contraire. On n’est pas à Chapel-de-Fer, Dieu merci !

Deux personnages avec masques géométrisés
Martial le cheval accompagné de la jument Daphné.

N’empêche ça faisait peur à Jo. En plus peut-être que c’était pas vraiment des masques sur leur figures à ceux-là, il se disait en tremblant comme une feuille dans son lit au cœur de la nuit. Peut-être que c’était au bout du compte de vrais animaux, ces étrangers de Chapel-de-Fer avec leur accent de l’est qui faisait peur aussi. Et si Martial le Cheval était vraiment un cheval de labour ? Un bougre qui avait tiré la charrue et tout avec un joug autour du col et tout le bazar ? Un qui se promenait des fois ici-même avec sa charrette comme l’Ankou – ça serait son patron pas joli-joli – en la faisant crisser bien lentement dans la nuit comme une auto sur le gravillon de la cour de la ferme ? Voilà qui fait bien peur à se dire, méditait Jo alors qu’il se trouvait seul dans sa chambre et que tout à l’extérieur était plongé dans l’obscurité d’encre d’un soir sans lune. Jo Magloar avait toujours eu peur du noir. Des fois il avait le courage de repousser les draps, se relevait à tâtons pour allumer la lumière et lisait un Tintin en attendant les premières lueurs du jour qui le rassuraient toujours.

Pour le moment c’était le noir sur les bâtiments, sur les champs environnants, sur les granges, sur les chiens de chasse dans leurs niches qui grelottaient de froid et sur le paquet de clopes de Pancrace qui croupissait quelque part sous la rosée des prés. C’était le noir sur la cour de la ferme et on entendait le vent souffler doucement en sifflant dans les cyprès géants. Les branches ployaient plus fort s’il y avait du vent. L’automne se signalait. Les feuilles par terre devenaient marron foncé. Bientôt la pluie viendrait. La tempête certains jours d’hiver. Les éléments déchainés à n’en plus finir. Les déferlantes sur tout le cap Sizelé depuis l’océan marbré et vert. Plus la moindre trace de beau bleuté dedans. Jo imaginait alors les branches des cyprès dans la nuit plier comme d’immense masses sombres et verdâtres se dandinant au gré des éléments avec toute une vie animale et crissante à l’intérieur ; cette sève de vie vert oxyde de chrome qui monte partout en hululant et dire que les plus grands philosophes se demandent aujourd’hui s’il y a encore de quoi se réjouir de ce phénomène démontré par les sciences. Comme l’autre jour à la télévision, se disait Jo en remuant ces images en noir et blanc. J’habite à Keryar quand j’y pense.

Ce qu’il y avait de vraiment amusant c’était les petits scandaleux. Ces minuscules oiseaux de toutes les couleurs qui pullulaient et qui trouvaient le moyen d’aller nicher parmi les entrelacs des branches de cyprès ainsi que des peuplaisants verticaux où ils prenaient refuge pour la nuit comme à l’auberge. Ils volaient en se chamaillant sans cesse se déplaçant avec une habileté extraordinaire. Sinon on les entendait chanter du matin jusqu’au soir. C’était gai. Mais revenons à nos moutons.

A propos des philosophes et de la télévision, c’est vrai que quand on voyait Martial le cheval à l’occasion d’une émission à la télé sur la guerre, il se mettait toujours à gueuler sans rime ni raison. Il aimait bien haranguer la foule ici ou là à tout bout de champ en hennissant tout ce qu’il savait avec sa petite moustache qui n’arrêtait pas de dandiner en faisant penser à un ver de terre vicieux planté au bout de l’hameçon d’un braconnier. Il en remettait une couche à chaque fois et c’était plus fort que lui on aurait dit un peu qu’on était installé comme au cinéma. Le cirque ici que c’était. La nuit autour de nous. T’avais l’impression de quelqu’un qui en voulait à la terre entière en sortant du bistrot. Ivresse publique et manifeste. A se faire attraper par la maréchaussée sur le trottoir. En tout cas ça faisait beaucoup d’effet sur la population de Chapel-de-Fer et ils levaient tous le bras droit en l’air comme un seul homme, c’était le cas de le dire. Des hypnotisés. Des allumés. Ça dépassait l’entendement de voir ça. Il menaçait sa population si ça se trouve à bout de nerfs mais paraissait également portée par un vrai enthousiasme, on peut pas dire le contraire. Mine de rien il était suivi, le Meneur. Les chats ne donnent pas des chiens chacun sait cela. Bien nommé il était car en voilà un au moins qui avait de l’autorité et savait tenir son peuple d’une main de fer. L’autorité qui va bien. Vérité bien sonnée au clocher. Il avait su serrer la vis comme il fallait, c’est connu. Il est mort maintenant, lui aussi. Tout passe. Faut dire qu’il était pâlot sur la fin. Flapi. Ça se voyait dans les actualités filmées de Chapel-de-Fer qu’il était pas en bonne santé. Pas au mieux. Le visage tout gonflé dans son bunker à cause des médicaments que lui donnait le docteur Goâzec, je pense. Mais bon rien à voir avec le sport tu me diras.

Les pires point de vue tenues moches c’était bel et bien les cyclistes. Pourtant se disait Jo encore une fois en repensant à Rocailleux ; ceux-là étaient des champions respectés et longuement applaudis au bord des chemins lors des Fièvres de Juillet, et les gens déjà à l’époque se passionnaient pour les compétitions de vélo. Trois semaines faut dire : une paille. Ça dure la tragédie. C’était même pire qu’aujourd’hui. Avant y’avait que ça et la boxe pour se distraire et c’était à peu près tout. C’était l’époque de mon père, pensait-il en calculant mentalement. Et puis qu’est-ce que ça peut bien faire si tout était moche et gris à balancer son corps d’un coup d’un seul dans la Soule ? C’était pas mieux que Chapel-de-Fer ici. Qu’on vienne pas me dire le contraire. C’est pas le paradis non plus. Faut pas croire encore une fois tout ce qu’on raconte ici et là. N’importe quoi de dire ça je pense.

Jo Magloar se sentait tout drôle. Dans son insomnie c’était comme s’il venait de manger une pomme qui aurait eu le goût de poire amère. Jo ne comprenait pas les réflexions contradictoires qui l’habitaient et jouaient leur petit air sournois sans rime ni raison avec un violon, il cessa bientôt d’y penser tout à fait et de s’échauffer ainsi que nous faisons ordinairement. Le violon c’est à n’en pas douter l’instrument favoris du démon et qu’il maitrise du bout des doigts. L’archet va de-ci de-là ; voilà les pensées délétères des humains qui s’accrochent comme des mouches aux appâts de gluantes vanités. Tout ça n’avait pas la moindre importance et finalement Jo se rendormait paisiblement en pensant aux petits scandaleux cabriolant avec une habileté infinie là dehors entre les branchages résineux et entrelacés des cyprès géants. Il les comptait lentement dans la nuit.