On hisse le Martial sur un char à banc. On le porte en triomphe. Il défile dans le hameau. On lui donne la ferme et les clefs. On fait de grands serments : Cochon qui s’en dédit ! Il embrasse Daphné un bon coup et puis ils se retirent dans un coin pour aller faire des petits on sait pas où, quelque part dans les fourrés. Dehors on fait la fête. On mange à même le plat. Ça se ventraille. Ça se tripaude. C’est la devise des ratons : « plus rat que moi tu meurs ». Tout devient paisible au matin.
Midi sonne au clocher. Martial et Daphné dorment à poing fermé dans le lit des Magloar. Le chambellan Faisan vient les réveiller. Après ils prennent le p’tit dèj au lit ; des croissants, du café, de la confiture, une tranche de pain-pâté ainsi que du serviou[1]. On se vautre. Daphné reste en robe de chambre toute la journée et s’étourdit dans la salle de bain de multiples parfums ; elle veut devenir speakerine à la télévision. Elle s’enivre dès potron-minet de champagnes légers.
L’après-midi, Martial consulte. Il chausse doctement ses lunettes et parle à ses ministres en faisant heu… heu… à chaque phrase comme s’il cherchait ses mots. On donne un vin d’honneur sous les lustres de la salle à manger. Tous les animaux sont invités. Le lion Ventripot, le singe Kokoko, le cochon Gradouble et même les étourneaux sont reçus à Keryar au pied du grand châtaignier. Martial prend des airs intelligents et sourit finement, photographié dans les grands escaliers avec tous les courtisans, les soupirants, les petits devant et les plus grands derrière. Clic-clac. Agapes et ripailles ce soir comme tous les soirs à partir d’aujourd’hui. Le petit oiseau va sortir. Buffet campagnard gratuit. On va se régaler à vomir. On va pas se mentir.
Ça commence à jaser. C’est la vie de village : c’est chaud dans tout le cap Sizelé. Martial doit tout construire avec ses mains. Tout administrer. Un mois passe au grand galop. L’hiver vient. Rien ne se passe. Une pauvre lumière grise roule jour après jour sur les champs du Verdâtre gagnés par la luzerne. C’est une pauvre lumière qui à l’air d’avoir mangé toutes les pommes de terre avec les doryphores. Il ne reste plus rien. Elle est là dès le matin, elle a l’air de pleurer. D’un coup, les patates attrapent le mildiou. Les tomates choppent la rouille. Les génisses ont mal aux dents. Le givre gâte les moissons. Il pleut tous les jours.
La misère. On se dit, ici c’est tout le temps le soir et il y a comme de la suie noire partout qui tombe sur les yeux des gens maltraités. Martial, c’est bien simple : on lui reproche son administration. Il n’y connaît rien. Son incurie. Il est mal entouré. C’est le mauvais gouvernement.
Un soir il dit à la télévision : « Je suis pas rebouteux et encore moins sorcier et beaucoup trop paresseux. Aux beaux temps du fermier, c’était bien moins compliqué. » On enregistre une chute spectaculaire de sa popularité. Il faut du changement. Le Loup devient grand chambellan à la place du Faisan qui passe dans le chaudron de l’Ours maitre queue. Voilà le mal qui est fait. Martial pense : « Ça serait bien d’inventer une petite guerre pour se faire respecter. »
Un beau matin, Martial le cheval prend son chevalet et sort tout le monde sur le pré avec autorité. Il dit : « Y’en a marre à la fin. On va faire de la peinture à l’huile. Toi le perdreau, tu dois peindre les bois, là-bas. Toi le Cochon, tu prends les chiffons et la térébenthine. va peindre les champs du Verdâtre. Toi la cigogne, prends vite-fait les saucissons et que ça saute. »
Il est débonnaire, le Martial. Bien gentil et tout. Un ange par dessus le marché. C’est pas du tout celui qu’on croit. C’est pas le mauvais cheval, Martial : « Toi le Bison, des pinceaux, des brosses, des carrés pour l’esquisse, des rondes pour les détails avec ta crinière. La queue du Putois servira pour fignoler les jus de purin mais que ça saute nom d’un chien. Non mais regardez-moi ces cochons-là, qui peignent avec leurs pieds. Y’en a qui croient quoi ? » Et vas-y qu’on peint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Comme ça vient. Qu’on fasse un concours de peinture en 3D. Qu’on boive du vin rouge et on danse à s’en faire péter la panse jusqu’à quand les blés viennent à maturité, haut dans les champs. On chante aussi, dans la paille et dans le foin, on rigole bien. On fait pas que rigoler ; on se change les idées. La nuit tous les chats sont gris. L’occasion fait le larron.
Il parait – on me l’a raconté – que le loup draguerait Daphné. Il l’appelle duchesse. Il dit divine. Il dit lapine. Bavant langue sur le côté. Au vu et au su de tout le village de Keryar. C’est son jeu. C’est pas joli-joli. Tout le temps tout est de travers avec lui dans ses affaires.
Rat du soir avec un air matois
Va serrer les pattes de belette en putois
Rat de sa canne tâtonne, hésite.
Forêt, festin, brun parasite
Tu passes le fleuve à gué
Tant qu’il est bien gelé
(Fin de la partie 2)
[1] Le serviou est une spécialité de la péninsule constitué d’un fin mesclun de cervelas et d’œufs.