Illustration pour le texte "Le village des chats", qui est le titre d'une chanson que chante Joseph Magloar. Tête de chat au milieu d'éléments qui évoque la nature.

Le village des chats

D’un fond jovial sauf des fois où il avait trop bu, Joseph Magloar ne se faisait pas prier pour chanter à l’occasion des mariages, baptêmes, banquets et autres circonstances. Fallait voir ça. C’était devenu une habitude ancrée et il se taillait un franc succès en reprenant à chaque fois la même chanson d’un certain Petivôt dont il accompagnait les paroles par le geste avec drôlerie. Il avait appris ça à l’armée et d’ailleurs tous ceux de sa génération connaissaient les succès de Petivôt, curieusement tombés de nos jours dans l’oubli, tels que par exemple « Le village des chats » ou « L’ours des casernes ». Ce comique troupier avait été au fait de sa gloire dans les années trente et quarante, quand la mode était aux mauvais garçons ainsi qu’aux fantaisies de music-hall, petites chanteuses gouaillantes, hypnotiseurs ou autres lanceurs de couteaux. Joseph Magloar était alors un jeune soldat appelé pour effectuer son service militaire puis, à l’issue de cela dans les foulées facétieuse du destin quand il va tout de travers, immédiatement remobilisé sitôt la guerre déclarée à Chapel-de-Fer. Sur la ligne des fronts à venir démarrait une longue période d’attente.

C’est que les premiers feux guerriers ne sont pas venus tout de suite et dans les casernes il fallait tuer le temps. En attendant la canonnade on distrayait le soldat comme on pouvait. On montrait des films. On faisait venir des artistes. Ça permettait de dire à la radio et d’imprimer dans les journaux que le moral des armées restait bon et qu’on faisait tout pour le bien-être du troufion qui se trouvait bien malgré lui loin de ses proches. Dans ce contexte le comique troupier Petivôt était passé comme d’autres se produire devant les régiments du pays pendant cette « drôle de guerre » et Joseph s’était mis après ça à le singer pour rigoler devant les autres, ses camardes d’infortune. Ça devenait une manie et pour Joseph en tout cas le désœuvrement forcé, cette attente des combats à venir, avait été peut-être la seule vraie vacance pendant toute sa vie. C’était d’autant plus ironique que la suite n’avait pas du tout été marrante : Chapel-de-Fer avait fini par déferler de partout comme des barbares et le pays s’était effondré, comme se cassant la figure sur lui-même. Cela avait été la débâcle comme on dit, avec des colonnes de réfugiés sur les routes. Des bombardements. Des familles déchirées. La pagaille partout dans le pays. Joseph appelait ça la débandade. Il racontait parfois comment à partir du moment où il a été fait prisonnier son ventre est resté vide pendant cinq ans et il n’arrivait pas à penser à autre chose pendant ce temps-là. Chapel-de-Fer l’avait mis à casser du caillou sur les routes. Au stalag il revoyait souvent dans ses rêves les bons biftèques bien saignants qu’ils mangeaient au régiment quelques mois auparavant sans même se donner la peine de finir le gras de la viande et ça le rendait nostalgique, ce gaspillage . À Petivôt il repensait aussi parfois : c’était la belle vie du régiment.

Ce chanteur avait été dans la vie de Joseph à ce moment-là de la « drôle de guerre » un maître en pitreries. L’œuvre fétiche de Joseph c’était bien sûr « Le village des chats ». Aux mariages de ses enfants – quatre filles, quatre garçons – il avait plusieurs fois repris en l’améliorant la chorégraphie de la gouailleuse chanson. Au célèbre chant original il ajoutait une touche toute personnelle en se fendant de miaulements déchirants à la fin des couplets, là où à la radio ou sur les 78 tours du régiment on pouvant entendre les aigus grésillants d’un violon sensés imiter une chorale hurlante de chats nocturnes se disputant un pâté de maison ou un bout de hameau. Ici l’effet drolatique venait de l’impression qu’avait l’auditeur de percevoir, sans que l’on ne sache faire de distinction, les cris discordants d’un félin ou les pleurs d’un nouveau-né. Il faut savoir que c’était l’absurdité de la guerre elle-même qui était tournée en dérision par les mots chantés de cette farce féline : de plus le personnage du chat Pompon à qui une petite voix diablesque susurrait à l’oreille « Pompon fait pas l’con ! Pompon fait pas l’con ! était irrésistible et conforme au thème dominant. D’un autre côté tous les habitants d’un village imaginaire peuplé de félins – ces sales bêtes hypocrites – étaient tournés en ridicule et l’évocation de cette mesquinerie campagnarde était également drôle et grave. On se disait alors en cessant tout à fait de rire que peut-être plutôt que la guerre, c’était tout le grotesque de l’existence humaine qui était signalée.

Avant de pousser la chansonnette devant les convives, Joseph portait la casquette de troufion de travers, pour se donner les airs d’un voyou à la griffe acérée mais également un peu gauche avec un air benêt par-dessus le marché à cause de sa calvitie qu’on voyait bien. Le corps entier était mobilisé dans cette farce militaire. Il se tenait debout en chantant son succès bien planté sur ses quilles, les mains devant lui légèrement en lévitation comme s’il s’apprêtait à saisir un ballon impromptu qu’un convive aurait pu lui lancer, un peu comme s’il était devenu un gardien de but sur le point de défiler au pas. Les bras tenus perpendiculaires au corps il scandait le rythme des paroles sur un ton jovial qu’il accentuait d’un franc sourire ainsi que d’œillades appuyées tout sourcils relevés adressées à la salle. Pendant le show la casquette manquait à chaque fois de tomber par terre quand il contrefaisait les miaulements des chats. On se disait qu’elle allait tomber et puis il la rattrapait d’un rien au dernier moment se maintenant juste en déséquilibre sur la jambe droite comme un animal de cirque. Plusieurs fois de suite elle semblait lui échapper et être animée d’une vie propre comme le parait par exemple une savonnette glissante entre des mains mouillées ou encore un serpent marionnette.

Joseph faisait tout semblant. Joseph faisait tout exprès. D’un geste souple il reposait la casquette comme une plume sur sa tête mais toute de guingois encore. Le corps ondulait en valse presque efféminée et après sur le même principe on pensait qu’il allait perdre son pantalon. Il aurait fallu des bretelles qui tiennent bien, on se disait dans l’assistance. Le falzar commençait déjà à tomber de ses reins et on voyait le caleçon blanc, mais ça n’allait pas plus loin et c’était une de ses bottes verte de paysan qui allait valdinguer plus loin sous l’effet d’un fameux coup de pied donné à un derrière qu’on imaginait être celui d’un soldat de Chapel-de-Fer, par exemple. Comme si c’était la ruade d’un cheval de trait. Comme si c’était la ruade dérisoire de Martial le Cheval aussi, le guide débonnaire. Le public était chauffé à blanc avec ça. Ça frisait l’émeute aux quatre coins de la salle de restaurant. On se tapait très fort sur les cuisses de rire. C’est bien simple : on pouvait plus s’arrêter de rigoler dans l’assistance. Il n’y avait pourtant rien de forcé là-dedans. Pourquoi croyez-vous ça ? On entendait gueuler son nom appelé depuis la cuisine : Joseph ! Joseph ! C’était même le cuistot en sueur tapait à bras raccourcis sur ses gamelles dans la cuisine.

Au tout dernier mot de la chanson, la casquette toujours chancelante tombait maintenant sur la surface lisse du parquet parfaitement ciré. Seulement là à ce moment. C’est alors qu’avec deux paquets de rince-doigts – qu’il avait gardé depuis tout à l’heure du plateau des fruits de mer – maintenus sur sa tête entre le pouce et l’index Joseph se dessinait tout sourire comme des oreilles dressées de chat sauvage en train de chasser ou quelque chose comme ça. Il restait figé et relevait les auriculaires au dernier moment ; voilà l’animal bondissait sur sa proie on aurait dit. Dans la salle du restaurant certains interprétaient cela comme un geste très légèrement obscène et après les enfants se mettaient toujours à poser des questions embarrassantes alors quelqu’un s’est dévoué et on a fini par dire à Joseph s’il te plait d’arrêter de faire ce geste pas très catholique devant les gosses. En attendant toutes les rangées de convives applaudissaient vivement. Puis seules les femmes selon la coutume se levaient tour à tour pour aller faire la bise au chanteur, comme c’était la coutume et il fallait faire la queue longtemps pour arriver finalement devant Joseph.

Si à chaque fois on percevait des améliorations au spectacle donné par le chanteur, chacun avait reconnu et apprécié par avance les paroles et la scénographie du « Village des chats ». Il n’avait manqué que l’accompagnement au violon qui faisait le sel de l’original mais on n’avait pas cet instrument dans les fermes à Keryar. Y’avait pas d’instruments de musique, juste Pancrace avait un pipeau des fois dans sa poche pour accompagner les troupeaux en pâture. Quand Joseph chantait il chantait et c’était tout. Il prétendait parfois avoir aussi appris l’accordéon au régiment mais personne ne l’avait jamais vu jouer alors on se contentait de hausser les épaules en se disant qu’il crânait avec ça pour faire le malin. Il avait bien le droit après tout.

Chez les Magloar, c’est Lorelei, celle-là la fille ainée, qui s’était mariée la première. D’abord à l’église et après le repas avec le bal chez Remplumé. Cette fois-là Jo Magloar avait bien sali son pantalon jaune à carreaux en faisant glisser exprès, on aurait dit, son derrière sur le parquet ciré du restaurant alors il s’était fait gronder par une vieille serveuse qui portait la coiffe de Keryar et ne parlait qu’en crépuscule et qui avait l’air d’être une sorcière avec un gros bouton sur son nez et sa voix chevrotante quand elle parlait toujours de mauvais poil. Ronchon le petit Jo n’avait pas voulu aller faire la sieste et Christa s’était moquée de lui. L’année suivante c’était Carlatte qui était mariée et cette fois-là des copains marins-pêcheurs s’étaient déguisés en clown, ce qui avait fait un peu peur à tout le monde avec leurs gros nez rouges et Jo s’était mis à pleurer au milieu de tout, comme s’il avait eu un accès de fatigue nerveuse. « Ça jette un froid » avait dit tout fort Lorelei devant Carlatte qui était vexée. « Celui-là il pleure tous les jours depuis qu’il est né avait dit Christa ; une vrai Madeleine ».

Deux ans plus tard c’était Prudence à qui on passait la bague au doigt. Cette fois-là tout s’était bien passé presque jusqu’au dernier moment quand Joseph était parti en plein milieu du bal dans la nuit noire en emmenant Jo avec lui sans rien dire à personne comme un voleur. Ils étaient rentrés à la ferme en passant à travers champs, on sait pas pourquoi. La lune était ronde au-dessus des gens. Joseph était un peu gris, gai et silencieux dans le noir. Jo n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait dans la nuit. Toutes ces étoiles qui luisaient au firmament. Au loin on pouvait voir le phare de la Vieille balayer d’une seule lueur – comme d’un seul geste caressant – toute la voute étoilée bleu indigo et peindre délicatement les plus hautes cimes des cyprès géants en embrassant par derrière l’horizon entier. On entendait aussi gronder la douce rumeur océanique et c’était comme la respiration lointaine d’un géant ou comme on entend la mer au creux d’un coquillage. Tout avait l’air d’avoir été dessiné d’un très fort trait de fusain parce que quand même c’était la nuit alors en vrai on voyait pas grand-chose à vrai dire c’était la nuit d’encre un peu partout. Il y avait quand même des vers luisants qui sortaient des bas-côtés des talus comme des étoiles miniatures qui se seraient maintenues gardiennes à proximité des ruisseaux en saluant les passants. Parfois le glapissement furtif du renard se faisait entendre à même le gite. On aurait dit quelqu’un qui rigolait doucement dans le soir.

Mais pendant ce temps-là tout le monde au mariage chez Remplumé s’était posé la question de savoir où avaient bien pu passer le père et le fils exactement ? On avait cherché partout. Fouillé dans les rues de Keryar autour de chez Remplumé en tapant sur les pommiers. Laudine était énervée après coup et sens dessus dessous, en rentrant à la maison elle avait trouvé Joseph et gueulé un bon coup parce qu’elle avait été morte d’inquiétude, comme elle disait et que le père de la mariée était pas sensé disparaitre comme ça du mariage de sa fille sans rien dire à personne. Alors Joseph a répondu qu’il avait un coup dans son nez et qu’il savait plus ce qu’il faisait et que du coup il était content de rentrer à la maison avec son fiston en passant par les champs vu qu’il faisait doux être dehors et qu’il était quand même au mariage de sa fille pour se détendre et passer un bon moment. C’était le genre de Joseph de tenter des coups un peu dingo comme ça. Il faisait des trucs bizarres parfois à pas se rendre vraiment compte on aurait dit ; un jour il s’était même battu avec un communiste au ball-trap de Keryar alors qu’il était déjà vieux alors on peut dire qu’il avait gagné sa journée avec une côte cassée à la fin à pas pouvoir bouger dans son lit pendant je sais pas combien de temps. On va pas lui jeter la pierre pour autant.

Pour le mariage de Christa, presque quinze ans plus tard jour pour jour, Joseph n’avait rien fait de spécial cette fois-ci. De toute façon il avait dit dès le départ : pas de chanson c’était niet tout bonnement. Pas de « Village des chats » cette fois. On s’est tous demandés. Sans doute il s’était dit qu’il était devenu trop vieux. Peut-être aussi qu’il était déjà malade à l’époque dans son corps sans rien dire à personne ce qui le rongeait ; ce truc sourd qu’il avait en lui dans le ventre et qui n’était pas son inquiétude fondamentale. Juste le docteur Goâzec en avait parlé, touché deux mots à Laudine en aparté. En tout cas Joseph il avait gardé ça pour lui secrètement dans sa tête. Personne savait. Personne saura. Il était comme ça aussi. Ils sont comme ça chez les Magloar aussi. Ça sert à rien ni à personne d’aller remuer ça vu qu’on saura jamais après tout et ça change rien pour terminer. Le résultat est le même et au final et tu bouffes des pissenlits. C’est pareil pour les autres aussi quoi qu’on dise. Ça changera jamais et ça sert à rien d’en parler. Mieux vaut se taire alors pour pas inquiéter les autres. C’est comme ça.