Illustration pour histoire du vélo tombé par terre

Le vélo tombé par terre

Comme après chaque sortie Jo Magloar a posé son vélo contre le mur en granit de la grange neuve. C’est une mauvaise habitude. Il a beau se le dire et se le redire. Ça ne loupe pas. À force voilà le plastique jaune bousillé et on peut voir comme une écorchure en train de s’allonger en bas du guidon. Parfois c’est même les cocottes de freins qui prennent un coup avec le caoutchouc qui se délite et part en débine. Il va falloir tout rattraper avec de la colle forte. Jo fait la grimace comme si c’était un morceau de chair qu’on lui aurait arraché. Pancrace dit toujours que son petit frère ne prend pas soin de ses affaires.

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Il se prend la tête : il va falloir encore changer cette guidoline car bientôt elle sera foutue. En plus il y a la selle du vélo qu’on arrive plus à serrer. Elle ne tient plus en place et au bout d’un moment elle gigote sous le derrière du cycliste comme la tête d’un lapin mort. Ça fait moche sur la tige de selle et on risque de tomber. C’est le talon d’Achille sur ce modèle : à force le filetage n’accroche plus. T’as beau visser rien ne tient. Quand on est négligent on est négligent. Souvent Jo préfère aller se mettre au chaud direct en rentrant et se changer plutôt que de rester dehors tout penché à grelotter sous la flotte pour astiquer le vélo dans les règles de l’art. C’est un rêveur comme dit Joché alors il a la tête ailleurs. Il y pense pas. Et puis dis-donc il est trop fatigué pour tremper dans l’eau froide qui glace jusque dans les plus petits os des mains. Au retour des entrainements il n’a qu’une idée c’est casser la croûte tranquille devant la télé dans la salle à manger. Trois tubes de métal soudés entre eux peuvent bien attendre dehors cinq minutes car ils vont pas s’envoler. Pancrace dit que son frère c’est un feignant et qu’il faut pas remettre au lendemain. Qu’il regarde des dessins animés. Qu’il a un poil dans la main. Qu’il a seize ans et joue toujours avec des petites voitures. Toujours à faire son chef le Pancrace. Toujours à chercher des bisbilles. C’est pas bien.

C’est vrai que souvent plus tard Jo retrouve le vélo carrément par terre. Là il a les yeux écarquillés. Patatras voilà la bête allongée comme un cheval en détresse dans la cour de la ferme au beau milieu du fumier. Aussi bien c’est la faute du vent. C’est vrai d’ailleurs le vent d’ouest tourbillonne fort dans la cour, surtout quand il va se mettre à faire du vilain crachin et qu’on peut voir des nuages noirs de suie passer à toute vitesse dans le ciel au-dessus des cyprès géants. À la fin de l’automne les feuilles mortes tourbillonnent sans fin dans un coin de la grange neuve et tout ça finit par s’envoler par-dessus la cheminée à l’approche des tempêtes. C’est un signe avant-coureur. Ça vient souffler fort par ici et la mer n’est qu’à trois kilomètres. Ici on peut aller voir l’océan déchainé pour se distraire le dimanche quand on sait pas quoi faire.

Jo a seize ans. C’est encore un enfant. C’est aussi déjà un petit vieux avec ses petites manies bizarres. Comme s’il avait rien de mieux à penser il se dit parfois que c’est comme si ce vélo était vivant, animé d’un fantôme invisible qui se manifesterait à jouer dès qu’il a le dos tourné. Parfois on dirait qu’il a bougé contre le mur de pierre. C’est une farce ou quoi ? Même une fois le chat est resté assis sur son derrière à regarder le vélo pendant je sais pas combien de temps un peu comme si c’était un autre animal qu’il avait devant son museau. Il aurait voulu le griffer. Le matou on sait jamais ce qu’il regarde ni à quoi ils pense exactement. Il faut faire attention avec les moustaches. C’est sournois. C’est bizarre les gros poils blancs qui dépassent sur les côtés : ça donne un air chafouin. Il pense : si le vélo tourne c’est qu’il est vivant.

Toujours est-il que voilà encore une fois le vélo avec les quatre fers en l’air dans la cour de la ferme comme un insecte écrabouillé. Guidon amoché, ripé par le granit de la grange neuve. C’est vrai que ça accroche la peau quand on passe à côté. Une bonne femme pourrait se limer les ongles avec ça. Des fois Joseph il aiguise des couteux. Entre autre Jo se dit est-ce que j’ai rêvé ? C’était pas comme ça tout à l’heure. C’est sa faute pourtant. Tout ça parce que le vélo était en équilibre précaire appuyé dehors contre le râpeux mur de pierre au passage l’aura bien frotté. Jo dit ce vélo bougerait comme un animal qui la nuit aurait besoin d’aller se dégourdir les pattes sans rien dire à personne. De sortir pour aller faire pipi dans le jardin du voisin ou comme un qui ferait des âneries dès que t’as le dos tourné. Joyeux mariole à la vas-y que j’te. C’est vrai il y a une méchanceté propre aux objets indépendante de notre volonté. Ces objets qui n’aiment pas se tenir en équilibre précaire. Ces objets qui comme les corps humains sont soumis à la gravité. Des corps qui gravitent, qui tombent, qui rouillent et qui meurent un beau matin.

En tant qu’objet le vélo présente pas mal d’inconvénients. D’ailleurs si on parle de courses, de compétitions et de saines rivalités sportives il sera question de vélo. Mais si on se met tout d’un coup à discuter du soin à apporter à sa mécanique huileuse, aux caprices de l’engin et des manières de l’aborder pour une promenade sur un sentier côtier on évoquera plus volontiers la bicyclette. Les vélocipèdes sont des engins bizarres quand vous les menez à pied à vos côtés. Par exemple pour les sortir d’un garage, d’une grange. Pour les conduire jusqu’à la ligne de départ avant de les enfourcher. Pour aller à la messe le dimanche. Ça ne se laisse pas conduire par le bout du nez et c’est plus capricieux qu’une bête de somme à harnacher. C’est encombrant. Il y a ce guidon qui tourne et se retourne contre vous pour un oui pour un non. Attrapé par la selle l’engin vous rentre dans les flancs à n’importe quel moment. Pas encore monté dessus ça vous griffe les cannes tout ce métal au niveau du pédalier. À tout bout de champ une chimère géométrique toute de cylindres pointus et de métaux soudés demande à bifurquer et voilà votre pantalon neuf tout maculé de cambouis en un rien de temps. Faut mettre une pince à linge en bas du pantalon pour se protéger. Vous commencez à pédaler : c’est pareil que chevaucher un squelette en acier. Pas toujours bien lunée la bicyclette. C’est qui le patron ici ? C’est qui qui appuie sur les pédales ? Faut voir. Les roues dans les montées ne veulent pas tourner correctement sur elles-mêmes. Les jambes sont engluées et rien ne tourne rond. Pédaler carré n’est pas qu’une expression et qui a seulement une heure dans sa vie calé son derrière sur une selle de bicyclette comprendra de quoi je parle. Courbatures. Mal au derrière du lendemain. Poumons tourneboulés comme au soir de ton premier mégot. Tu te demandes s’il y aurait pas quelque chose de grippé au milieu des roulements à billes. Un petit diable fripon. Ce serait pas plutôt un sac en plastique du supermarché emberlificoté ou un caillou coincé ? C’est dans ta tête que ça se passe. Appuie fort sur les pédales. Allez gringalet couineur ! Monte là-haut mon poulet ! J’en ai connu un qui avait cassé la chaine de son vélo neuf en plein dans la montée. Il a manqué se retrouver à l’hôpital.

D’ailleurs à la maison quand tu regardes dans un miroir une fois rentré on dirait des cannes de serin. Faut faire de la muscu. Après il ne faudra pas s’étonner si les gars filent devant toi et que tu les revois plus d’ici la ligne d’arrivée. C’est mort. Pas la peine de râler. Tu verras quand t’auras quarante ans et les os du bassin qui se mettent à grincer. Faudra pas venir te plaindre. Appuie fort ! C’est toi le mauvais cheval. Le vélo c’est une leçon pour le reste de tes jours. Y’aura toujours quelqu’un pour tenir un fouet au-dessus de ton dos d’ivraie et te faire avancer vaille que vaille. Encore heureux bourrique. On se rend pas compte dans la vie y’a ceux qui tirent la charrette et ceux qui la conduisent en faisant tourbillonner le fouet au-dessus de ta tête comme un oiseau de malheur. Toi tu vois qu’une carotte gesticuler devant ton nez pour te faire avancer. T’es heureux avec ça. Ça te fais loucher d’envie pour un rien.

On ne la lui fait pas : un jour en tout cas Jo aura un vrai beau vélo. Demain ou après-demain il ne sait pas bien : dans le futur. Un vélo bien huilé de marque italienne fabriqué à Turin. Un beau Gios bleu électrique avec des jantes noires en alu et une fourche chromée. L’ensemble brillera de mille feux. Et puis aussi un jour il aura aussi un vrai garage propre et bien rangé avec des murs en placo bien blancs et régulièrement lissés comme on fait maintenant. Partout des crochets pour accrocher comme si on était chez le boucher. Des étagères bien achalandées. Des boites en carton carrées et contrecollées empilées par rangées. Il aura de vrais assortiments de clés anglaises disposées au mur sur des tableaux de bois vernis pour bricoler avec aisance les samedis après-midi et puis les dimanches aussi. Avec un puissant karcher pour bien nettoyer un peu partout dans les coins et recoins d’une maison géométrique aux murs blancs ravalés tous les cinq ans. Il aura la garantie décennale. Il aura une puissante perceuse électrique pour faire des trous un peu partout. Un éclairage de précision. Il y aura de l’électroménager. Il aura une tondeuse à gazon qui meuglera comme un veau dès l’arrivée du printemps avec un taille haie sécurisé et un masque grillagé pour pas se couper le nez. Il aura une gentille femme aux bras doux et blancs qui l’attendra sagement le soir lovée et une grosse voiture noire garée devant les allées. Une cravate et des chaussures vernies aussi pour aller travailler. Ça crissera sur les gravillons quand les invités marcheront vers le perron de la maison. Un jardin entretenu et régulier avec des parcelles gazonnées. Il y aura un code à l’entrée qu’il faudra mémoriser et taper. En attendant Jo n’a qu’à pas laisser traîner ses affaires n’importe où dans la cour de la ferme. Jo est un âne. Il s’est pas rendu compte : c’est Pancrace qui s’amuse à balancer son vélo par terre dans le purin dès qu’il a le dos tourné.