illustration pour histoire de Tudal : histoire du reflet au ruisseau

Histoire du reflet au ruisseau

Il y a longtemps l’oncle Tudal était comme on dit rentré dans les ordres. Il avait su conserver une rêveuse liberté intérieure en se promenant chaque jour sur les sentiers côtiers autour de l’abbaye et même en « poussant » plus loin, au-delà de Volaimbœuf. La nature était généreuse. On trouvait au milieu des bois des entrelacs de chemins creux toisés d’arbres ronds et de sombres cyprès géants. Quand on était las de la végétation touffue on pouvait s’orienter vers des zones au loin plus lumineuses et débouler au détour d’un sentier sur la route des douaniers qui longe et découvre en surplomb les découpages côtiers de Volaimbœuf. L’oncle Tudal fréquentait ces chemins solitaires y compris ceux qui n’étaient pas réservés à la seule déambulation des moines pour trouver cette force qui adosse la secrète prière au silence.

Le vieil homme devenait irritable. C’est qu’on croisait de plus en plus de monde sur les sentiers à la belle saison et les vacanciers l’effarouchaient par leurs habitudes. En juillet il s’agaçait de la bruyante animation du marché de Volaimbœuf. Des enfants turbulents qu’il jugeait capricieux. Du camping sauvage au bout des chemins creux. Des pique niqueurs aux papiers gras. Du farniente. Des fêtes. Des feux d’artifice au-dessus de l’océan. Il déplorait surtout l’allure des sportifs aux habits fluorescents qui lancés dans leur course vers Dieu sait où le bousculaient tandis qu’il avançait sur le chemin frontalement lové dans ses rêveuses pensées. Ça faisait mal au cœur de voir ainsi le visage de son prochain exhibé et souffrant. En plein effort ils lui évoquaient des représentations du Christ sur la croix que peignit autrefois le peintre Giovanni Cimabue. Il avait eu étant jeune l’occasion de voir ses œuvres peintes à fresque dans la Basilique inférieure Saint-François d’Assise. De toute la journée il n’avait pas arrêté de pleuvoir et son cœur alors était plein de foi et d’enthousiasme. Le visage du Supplicié paraissait semblable à un masque, c’est vrai et les traits marqués comme labourés par le soc d’une charrue ébarbée retournant la chair en de longues et sinueuses vagues aux rochers se succédant. C’était des ondes de douleurs réverbérées bien au-delà du visage qui se seraient étendues par les veines à tout le corps jusqu’à la pointe des pieds devenu paysage et repos car il y avait quelque chose de rond et d’ordonné cependant qui réduisait la portée tragique de la scène. Comme un espoir en le Salut se dessinait. On finissait par croire que le dessin en virgule arrondie ou zébrée était pour le peintre l’unité minimale commode à l’expression de son art : comme s’il s’était donné pour tâche d’accumuler des petits coups de pinceaux très fins ondulés disposés les uns à côté des autres et superposés de manière à donner l’illusion de la représentation pileuse du sujet représenté.

Le ressouvenir ému du Christ brun de Cimabue lorsqu’il allait seul sur les chemins de Volaimbœuf régénéré par le spectacle des joggeurs parvenait à susciter pour eux un peu de compassion chrétienne par le seul fait qu’il permettait à Tudal l’évocation de sa propre jeunesse : on trouve dans le paysage l’expression et le reflet comme dans un miroir de sa propre intimité rêveuse fertilisée par la mémoire. On s’adoucit à longer un beau panorama. Après Tudal se rappelait qu’il se devait d’aimer son prochain comme lui-même et saisi par cette pensée sur le bord du chemin s’immobilisait observant son reflet au ruisseau avec attention comme le pire des Narcisse. Et puis le Monde était incorrigible. Plus loin sur le chemin on trouvait toutes sortes d’emballages abandonnés. Un peu partout des sacs en plastique migraient au vent capricieux vers les couvertures de lande juste bonnes à toucher l’océan, blancs et grotesques fantômes en guenilles qui restaient là accrochés à la végétation déjà occupée à lutter pour survivre. C’était des souvenirs de vacances à l’envers qu’on laissait derrière soi. Non pas la petite babiole qu’on achète dans une boutique pour ramener quelque chose des vacances à la maison. Un petit truc qu’on pose dans l’entrée sur la commode ou juste au-dessus du plan de travail de la cuisine, mais le souvenir inversé du déchet que la marée touristique à présent refluée avait laissée derrière soi. On a du mal à croire qu’il y a tant de gens, tant de versions clonés de nous-mêmes qui existent autour de nous pour produire autant d’objets sans intérêts. L’oncle Tudal s’étonnait par ailleurs de voir ces grappes d’autos alignées sur les parkings juste au-dessus des plus pittoresques panoramas devant les supermarchés rangés comme de sages blindés s’apprêtant à partir à la guerre. Ça gâchait. Dire que le vert paysage à l’état de nature ondulait si harmonieusement de lui-même, dévoilant ses côtes aux reliefs abrupt sur cette portion mi rocheuse, mi boisée de Volaimbœuf autour de l’abbaye. Il n’était pas nécessaire de retoucher ce tableau parfait.

C’était la mode avec les gens de prononcer à peine un bonjour quand on se croisait frontalement sur les étroits sentiers. Tudal avait remarqué depuis longtemps que les autres ne faisaient aucun effort pour se mettre sur le côté. Lui si frêle personne très austèrement vêtue seulement armée de ses méditations religieuses face aux divers groupes était contraint de s’arrêter et de monter sur les mottes au bord du chemin pour prévenir toute collision. De s’aventurer comme un moins que rien sur ces zones instables où le terrain devient meuble et glissant. Une fois arrivé fin septembre il avait même failli tomber à la renverse entrainé comme par une dangereuse pensée. Les gens avaient rigolé : on aurait dit une austère corneille harcelée par des chats hilares et ça lui était resté en travers de la gorge. Une autre fois il avait manqué marcher sur une vipère à venin. Il aurait souhaité voir ces fâcheux qui n’étaient même pas d’ici transformés en statues de sel par le truchement d’une intercession divine puis précipités du haut de la falaise jusque dans les flots bouillonnants en souffrant mille tourments dissolvant les corps salés entièrement dans l’océan qui n’est pas constitué d’une autre matière.

Dans les guides touristiques on compare souvent la côte de Volaimbœuf et ses découpages de méditatives presqu’îles à de pittoresques fjords nordiques. C’est à cause des méandres recourbés qui partout sur la côte produisent des chapelets ondulés d’îlots et des écrins de verdure dont le dessin de pierres précieuse au large apparait au spectateur avec une fine précision de miniaturisation dans la mer souvent grise. On se dit j’aimerais me trouver là car ici le rêve serait roi et moi le roi de ce rêve en Robinson, sauf que toujours au moins un bras de mer nous sépare du songe inaccessible devenant plus désirable encore. On sait que les oiseaux migrateurs viennent se reproduire en paix dans ces recoins isolés et apaisés. On trouve pinsons et petits scandaleux à foison même encore aujourd’hui. En forêt pullulent les animaux sauvage ; cerfs, chevreuils, sangliers, renards, blaireaux. C’est l’authenticité à l’ombre des grands arbres à la chevelure de guerriers sculptés par le noroit. On peut lire aussi dans les guides que les vikings sont passés par là autrefois mettant à sac Volaimbœuf et sa région. Plusieurs fois l’abbaye fut pillée et les moines massacrés. On peut visiter aujourd’hui un chantier de fouilles archéologique sur le site de l’ancienne abbaye dont les ruines romantiques ne manquent pas d’intérêt et témoignent silencieusement de tout ça. A deux pas de là en effet dans un musée rénové sont rassemblés épées rouillées, fragments de poteries brisés et crânes fracassés accompagnés d’un éclairant et précieux corpus didactique. Il ne faut pas confondre cependant ce musée avec le petit magasin de produits monastiques qui jouxte l’abbaye reconstruite et pensée après-guerre par les architectes de la reconstruction. C’est dans la boutique qu’on vend les pâtes de fruits produites par la communauté. Elles sont artisanalement réalisées à partir des pommes récoltées dans le verger de l’abbaye et vendues dans des boîtes en cartons. Les frères produisent également du cidre réservé à leur seule consommation et tirent leurs modestes revenus du commerce des pâtes de fruits. Le maître mot, toujours, c’est l’authenticité.