Illustration pour billet "Histoire de la créature"

La créature

Un champ de blé
Entre les bœufs
Dans l’eau des poules
Le cadavre d’un chat

***

Au début on pensait qu’elle était pas d’ici. Sa tête disait rien à personne, ni la silhouette dépenaillée ni le museau gris de fouine. C’est Joché qui le premier l’avait surprise dans un coin de la grange neuve entre deux sacs de blé. Il venait juste de terminer son armée alors il avait l’œil. Joché a raconté qu’elle avait du poil sous son nez et de la poussière sous son derrière. Il rigolait. Il se moquait. À ce moment-là on savait pas encore la reconnaitre car n’ayant pas la forme de notre temps la créature avait puisé son image dans un passé lointain. On se disait : est-ce qu’elle va manger tout le grain ? Filer la myxomatose aux lapins ? Ma foi on n’en savait trop rien.

Longtemps c’était à peine une ombre, un souffle nuisible dans les cyprès géants. Une impression de froid dans les yeux des voisins. On restait sans savoir où elle était ni où elle allait. Comme un chat on voyait même pas qu’elle était là à nous dévisager derrière la haie des Régnier. Après on tombait sans arrêt nez à nez. On la chassait à tout bout de champ elle revenait se faufilant furtive dans les anfractuosités. On la trouvait partout. En janvier on l’eut dite enracinée. Entre les bœufs. Dans l’eau des poules. À creuser des galeries dans la meuble glaise des murs. À sourdre à même le joint. Tu pouvais passer ton bras dans des trous gros comme ça et l’attraper par la queue. Tu tirais tout ce que tu savais et après on l’entendait gueuler et ragaler avec ses pattes arrière. Elle se débattait la vache et ça griffait. La créature faisait des portées. Ça grouillait de vermine dans le grenier. On trouvait de crottes partout pour qui savait regarder. Il faut avoir vu ça se terrer dans le foin. On pouvait plus travailler. On scrutait. Elle allait. Elle venait.

On disait ça va passer. Ça vivait parmi nous en faisant des saletés. Il fallait nettoyer dans les coins. Tu passais la journée. Elle narguait sans rien dire, main sur les hanches au milieu de la cour avec un air narquois. Enhardie comme un gros rat débusqué dans le tas de fumier ou entre des bottes de paille déficelées. On aurait dû fuir ou crier. Toujours assise en tailleur dans la cheminée. Elle sortait pas de là. À te regarder sans rien dire de toute la sainte journée. Elle foutait rien d’autre que semer la zizanie. On lui envoyait un coup de fourche de temps en temps énervé en disant charogne tu vas voir ça feignasse attends un peu mauvaise graine. Peine perdue. Toujours elle revenait nous emmerder. T’avais envie de lui dire : mouche ton nez ! C’était comme la rouille jaune sur les moissons. Pire qu’une épidémie de charançons. Une force qu’on aurait peine à imaginer. C’est la vérité.

D’un coup son teint éclaircissait sans qu’on fasse attention. Elle embellissait dans la nuit sous la rosée. Un beau jour elle est sortie de son terrier suivie de tous les garçons du village. Une procession de doux sourires à la queue leu-leu silencieuse et docile serpentait dans le verger en se faisant des clins d’œil. On était curieux de voir où elle allait d’un si bon pas vêtue d’une robe légère et savamment maquillée. Elle s’engageait sur le chemin des Cloutons : on aurait dit une fleur transfigurée. On aurait dit un papillon.

Apparaissait la créature un matin du mois de mars dans les champs du Verdâtre sous une forme renouvelée enfin revêtue de sa forme puisant aux sources du présent. C’était l’image vraie d’une belle jeune fille nubile à la peau blanche et translucide sur un magnifique cheval aux reflets d’argent. Là dans l’étendue glacée aux herbages du printemps naissant de longues boucles blondes retombaient partie sous le casque relevé et l’autre partie sur les épaules et sur la cuirasse filant aux vents. Ceinte d’un grand manteau de pourpre plissant sur l’herbe verte. Mille lumières sur la peau blanche du visage reflétait la blondeur des cils en peignant d’un pinceau très léger de petites taches dorées sur les joues décorées de rubans vermeils. Elle se tenait immobile et perchée sur son destrier qui mêmement se tenait immobile, paume de la main droite tournée vers les cieux en signe d’offrande sacrée. De la main gauche crochant fermement une croix de chêne taillée dans les derniers bois du printemps . De sa bouche sortit quelques mots à voix basse :  « Je suis trestout d’amour raimplit ». C’est la guerre qui paraissait ici.