La casquette de Kerbonne, partie I.

Autrefois les cyclistes portaient tous une casquette. Jo Magloar aurait rêvé d’en avoir une signée de la propre main du Cagneux bien qu’étant jeune il n’aurait jamais osé l’approcher. Depuis ce temps-là les casquettes ont été remplacées par des casques. C’est pas une mauvaise chose car on a trop vu d’accidents arriver et même ça continue. D’un autre côté aujourd’hui on ne reconnait plus les coureurs et on ne sait plus qui se cache derrière son casque ou derrière ses lunettes noires alors ça crée une distance avec les coureurs. C’est dommage. Du coup quand on va voir les courses les gens cherchent à les approcher de trop près. Certains montent sur les barrières en métal et moi je suis obligé de me hisser sur la pointe des pieds pour mieux voir le peloton passer. Déjà que je suis pas bien grand. Il y a des bousculades en tout cas. On se marche dessus. Ça s’engueule un bon coup. C’est sûr que dans ces cas-là c’est pas le côté le plus glorieux du bonhomme qui ressort alors que ça devrait être le contraire.

Des fois à la télévision on peut voir des spectateurs courir comme des dératés à toucher les vélos au risque de les faire tomber. Des abrutis sont même déguisés et trouvent le moyen de faire leurs intéressants à chaque fois parce qu’on dirait qu’ils savent très bien en venant là qu’ils vont passer le soir à la télé. Or c’est pas mardi-gras le vélo. On les voit faire coucou à la caméra avec leurs bras comme des imbéciles. Y’en a un comme ça – il est connu – habillé en diable en rouge avec sa barbe – el Diablo – qui brandit une fourche devant les coureurs en gueulant tout ce qu’il peut. C’est ce gars qui suit toutes les étapes dans un camping-car avec bobonne et le chien. J’ai vu un reportage là-dessus à la télé ça fait pas longtemps. À force d’être emmerdés les coureurs perdent patience. Ça leur met les nerfs en pelote. On peut comprendre. Un jour où le Cagneux était de mauvais poil il est même descendu de vélo. Pas étonnant. Il y a eu un coup de poing d’échangé. Un œil au beurre noir peut-être d’un côté ou de l’autre je sais plus. Une autre fois rebelote c’est quand il y a eu la grève avec des ouvriers métallurgistes des chantiers navals de Providéa-le-Port qui voulaient bloquer le passage de la course. Il est comme ça le Cagneux ni une ni deux et quand ça part ça part. Et quand il a une idée en tête faut laisser la star tranquille.

Heureusement l’ambiance est bonne la plupart du temps même si comme je disais on sait plus qui est qui à cause des casques sur les têtes et des lunettes de soleil devant les visages. Pareil ici même si tu me diras on n’est pas des champions : tu croises quelqu’un qui fait du vélo sur une petite route isolée qui serpente tranquillement dans la campagne autour de Keryar parmi les cyprès géants et tu sais plus si le pépère qui passe en vélo c’est ton voisin ou quoi ni même si c’est pas le fermier Magloar ou bien le docteur Goâzec avec qui tu blaguais encore à Reboire ou à Repleu la semaine dernière vu qu’il porte un casque rond qui lui mange tout le crâne au-dessus de la tête et qu’il cache sa figure derrière des lunettes noires comme si c’était une vedette de cinéma. Ici c’est n’importe quoi et ils font même la course entre eux le dimanche matin. Je me souviens par contre du temps où on faisait des échappées étant jeune avec untel ou untel à celui qui sera arrivé le plus tôt dans la cour de la ferme avec le chien énervé qui aboyait en tirant sur sa chaine à déplacer sa niche tellement il était excité de nous voir débouler. Je sais plus comment il s’appelait ce chien-là. Bon. Que les vieux attrapent un infarctus je m’en fous. N’empêche que c’est dangereux quand il se mettent par deux l’un à côté de l’autre et qu’ils prennent toute la route comme si c’était leur propriété privée. Là le casque ne servira à rien s’ils sont renversés par une bagnole. Faudra pas venir pleurnicher. Faudra pas venir se plaindre. Certains sont chasseurs je les connais et faut pas croire c’est quand même des bons copains.

Avant la casquette elle se portait bien droite sur les têtes avec la visière tournée vers le bas mais aussi tournée vers le haut car ces visières d’autrefois étaient solides et faites dedans d’un voile de plastique rigide qui se déboitant d’une pichenette bien ajustée permettait de les orienter fixement vers le haut ou bien vers le bas, au choix, un peu comme un rétroviseur de voiture. Faut reconnaitre que ça protégeait pas beaucoup les têtes dans l’ensemble. Les professionnels avaient la visière tournée vers le haut ou le bas selon leurs préférences mais ce qui comptait le plus c’était que la marque de l’équipe reste bien en vue pour faire un peu de réclame ici ou là sur la ligne d’arrivée. Là déjà depuis longtemps on les laissait pas souffler et sitôt qu’ils avaient mis le pied par terre les journalistes leur sautait dessus à bras raccourcis même s’ils avaient pas grand-chose d’intéressant à raconter. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Hop je t’interroge alors que t’es encore essoufflé et on voit bien que tu peux à peine parler. Et pour dire quoi ? Y’a rien à dire : en vélo c’est le plus fort qui gagne tout le monde sait ça. Ça n’a pas changé et ça ne changera jamais. C’est comme ça et c’est tant mieux. C’est clair c’est net.

Pour revenir aux casquettes on a vu les fils Tangri, Vigan et Dassin les deux frères, qui passaient leurs journées le derrière vissé sur le tracteur à tourner et à virer dans la campagne tout le temps avec des casquettes de vélo sur la tête car ils trouvaient ça bien pratique. Vigan il enlevait souvent sa casquette n’importe quand au boulot même en pleine conversation avec quelqu’un d’autre et puis ils se grattait la tête toutes les cinq minutes quand il avait besoin de réfléchir ou quand il savait plus quoi raconter parce que rien ne lui venait à l’esprit. C’était un tic je dirais. Il faisait ça à tout bout de champ. Les vieux paysans gardaient toujours leurs casquettes grises épaisses même au mois d’août ou parfois peut-être mettaient un béret basque sur leur têtes mais c’était la génération des anciens qui savaient manier la faux en restant dans les champs pendant des heures droits comme des i qu’il vente ou qu’il pleuve, même en plein cagnard, même en plein déluge. Alignés les uns à côté des autres à faucher en avançant disciplinés comme des soldats sans même se frôler avec la faux. Je dis pas non plus qu’il n’y avait pas des accidents. Les Tangri déjà c’était une autre génération. Jamais sans leur tracteur. Ils n’ont pas connu les chevaux. Ils aimaient bien les casquettes à visières longues comme le Cagneux. C’est comme ça qu’ils remuaient la campagne et les terres d’un bout à l’autre de l’année et qu’ils dévalaient les champs retournés en portant de la réclame au milieu du front pour telle ou telle marque de bière ou de saucisson sec. On a tous fait ça. Les vrais coureurs avaient leurs casquettes très en avant et très bas sur le front. Ça faisait comme un petit creux bizarre et vide en haut du crâne qui donnait sans doute un air drôlement décontracté mais on aurait cru voir se former sur la cervelle de certains le vide moulé en creux je te dirai comme la petite cuiller dans un pot de yaourt ou une masse de fromage blanc sur laquelle on aurait pris une grosse louchée.

Et puis un jour chez les Magloar à la télévision on avait pu voir arriver un vainqueur qui avait perdu sa casquette toute blanche au moment précis de franchir la ligne d’arrivée après la plus dure des étapes. Le gars c’était Michel Kerbonne, un petit grimpeur de Providéa-la-Garenne, tout sec et rabougri. Un coureur de faible corpulence et fils de marin-pécheur. Dans un journal il avait été comparé à un petit pommier à cidre de la Péninsule. C’était pas un compliment. La casquette quand elle a valsé on aurait dit le vol d’un oiseau ou une feuille morte en septembre qui tombe de l’arbre. Et puis elle est arrivée pile-poil sur la ligne tranquilou. C’était bien le signe de quelque chose, cette affaire-là et c’est resté imprimé dans les mémoires. En tout cas ça s’est mal terminé pour lui. Avant de raconter ça faut se dire que c’était un peu comme si quelqu’un qui savait pas quoi faire de son temps l’après-midi du dimanche aurait fait une photo au hasard juste en levant les yeux. Alors il aurait photographié cet oiseau-casquette qui passait par là dans le ciel avec son instamatic en sifflotant et qui pour toute réponse lui aurait fait caca dessus depuis des nuées célestes comme pour se moquer de lui, car la perte de cette casquette n’avait pas été de bonne augure pour ce coureur qu’on a vu gagner ce jours-là. C’était une mauvaise farce du destin. Voici ce qui est arrivé.

(suite dans la partie II)