Histoire de la mélancolie de Tudal

La mélancolie de Tudal

Qui vole un œuf

(Devise de Volaimbœuf)

***

Les gens de la campagne qu’il avait côtoyé autrefois restaient pour l’oncle Tudal les seules références valables du monde matériel, bien qu’à présent sa vie à l’abbaye de Volaimbœuf se réglait au quotidien par la force de la vocation. S’il est juste de préciser qu’il excellait dans sa foi et bien qu’il n’ait jadis témoigné d’aucune disposition pour les rudes travaux des champs, il n’en conservait pas moins pour les faits de sa jeunesse une puissante nostalgie. C’était à chaque fois lors des ressouvenirs une peinture baignée de ciel bleu derrière un cercle solaire sans nuance qui se peignait sous ses yeux. Le tableau se faisait comme par magie, mais cela pour autant ne le faisait pas douter de sa foi. Il était plutôt de la famille des optimistes se nourrissant de gaie mélancolie et sociable, pas comme Laudine sa jeune sœur, la mère de Jo qui était plus ombrageuse ; c’est ce que tout le monde disait à Keryar.

Enjolivant la période d’avant le sacerdoce, on aurait dit en son esprit comme une fine pellicule de poussière amassée sur une commode soigneusement cirée soudain révélée à la bougie rapprochée par cependant son éclat vacillant et timide. Fragile aussi. Aujourd’hui retiré du monde Tudal ressentait cette nostalgie confuse par exemple en repensant aux Vendredi saints à l’église quand chacun avec des allumettes soufrées enflammait des cierges longs et fins comme des pailles dans un concert de scritch scratch. Ces cierges couleur ivoire faisaient écho aux coiffes éclatantes blanches et dressées verticales aux motifs brodés sur les têtes féminines qui avaient l’air de cierges géants posés au-dessus du corps comme une deuxième tête non plus une coiffure mais un masque sauvage presque une arme entre les mains des femmes un canon dressé de la guerre de 14 tout en broderies. Hommes et femmes étaient vêtus de sombres costumes du dimanche. Des visages également érodés selon l’âge et le sexe à cause du travail exténuant et des conditions de vie au grand air écoutaient la messe tournés vers le curé avec une expression également recueillie. Plus tard, prières faites, les gens éteignaient ces bougies qui en soufflant dessus comme si chacun fêtait l’anniversaire de ses un ans, qui pinçant très fort la mèche entre le pouce et l’index à se brûler les doigts pour faire son brave. La flamme libérait alors un étroit filet de fumée avant d’expirer et cela ravissait Tudal enfant qui n’en ressentait pas d’effroi. Il se ravissait d’un rien. On aurait dit une assemblée de fumeurs comme dans un bar-tabac car une odeur de mèche brulée un peu sale planait comme si on était chez Remplumé à boire un coup une heure après la messe en s’attardant avec les tontons à casquette. Le temps était en avance sur lui-même et en même temps suspendu. Ça sentait la chasse ou la guerre dans l’église avec en plus cette odeur d’argile humide caractéristique. À la reprise des chants les derniers nuages de brume grise flottaient encore suspendus entre les piliers donnant pour quelques secondes la sensation fantomatique d’un présence. Un oiseau immobile et invisible planait au-dessus de l’assemblée, la lumière à travers les vitraux de leurs côtés dessinant avec une spontanéité enfantine une série de formes géométriques qui s’animaient au travers des verreries irrégulières et colorées d’intenses nuances de volutes enfloutées jusque dans les sombres recoins rivalisant d’imagination, là où trainaient il n’y avait pas si longtemps les microbes de la diphtérie, du choléra, du typhus. Voilà pour les couleurs.

En vieillissant Tudal ressentait fort dans l’instant présent cette mélancolie du passé. Des grises journées du mois de novembre ou janvier enténébrées par les chapelets de perturbations venues de l’océan Crépuscule au mieux gris verdâtre et cela jusqu’au printemps. Oublieuse mémoire suscitant une tendresse infinie, les contours au début marqués et variés des évènements lointains devenant plus flous à mesure qu’il s’enrichissait du travail menteur du passé comme dans un collage d’époque cubiste. Comme quand ils s’amusaient à mélanger un motif de tissu a carreau avec deux lignes de peintures par-dessus parfaitement verticales et bleues comme s’ils avaient perdu la tête.

Il pouvait s’agir aussi du sourire tout de travers et fugace d’un ami de son père en train de raconter une farce faite au meunier aperçu et comprise de loin par lui seul, d’une grimace de l’autre côté du champ de foire avec rassemblée en soi l’acuité de la jeunesse juste derrière les larges charrettes des maquignons roublards comme des politicards. On les disait intelligents. Ou la fuite grise des nuages dans le ciel au-dessus de la mer un peu comme si elle était hérissée soudain de vieux clous rouillés recourbés et vrillés tels qu’on en trouve sur les fers à cheval au bord du chemin caillouteux. Ou encore un frêle oisillon tombé sur le chemin incapable encore de prendre son envol et qu’on se demande comment on pourra bien le remettre au nid bien que sachant parfaitement que ce faisant ses parents le rejetteront à cause de cette odeur d’humains sur les os et les mains qu’on laisse partout derrière soi. Il faisait pitié à moitié assommé avec ses gros yeux globuleux refermés. Le petit corps tout mou dans le creux de la main. L’image de la fragilité.

Parfois c’était la silhouette d’une jeune inconnue qui attirait l’attention, attendant on ne sait quoi sur un char à banc posté dans la rue. Quelque part à Keryar un regard hautain et distant qui séduit l’espace d’un instant lorsque deux paires d’yeux se sont croisés et qu’on ressent comme l’effet troublant d’un aimant mental d’œil à œil. Une attirance œil pour œil dent pour dent animale réduit la distance. Une autre costaude entrevue sur le chemin revenant du marché et portant de lourds paniers remplies de pommes teint frais : c’était à coup sûr la fille de Remplumé celui qui faisait auberge et vendait des paniers sur ce même champ de foire. Ceux-là sont restés vieux jeu. Elle avait forci depuis la dernière fois, s’était-on dit dans le village. On trouvait beaucoup de silhouettes féminine dans les souvenirs de l’oncle Tudal. Il suffit de se baisser pour en ramasser à pleins paniers comme sous les pruniers des Régnier fin aout début septembre quand c’était bientôt la rentrée et qu’on était exténué rien qu’à l’idée. Alors ils étaient triste de retourner à l’école, ces paresseux garnements vidés par les travaux des champs. Tudal ne sait plus s’il a rêvé ça. Depuis beaucoup de gens sont morts. Papillons épinglés par la guerre. Vieux morts de vieillesse ou de maladie. Remisés dans la boîte crânienne de l’oubli. Pas par lui. Le monde avait changé depuis ce temps-là. Pas son monde intérieur. On ne s’était rendu compte de rien. On n’avait pas vu le temps passer. On était mort tout seul et c’est tout ; dans la cuisine ou dans la salle à manger.


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