C’est juste histoire de tailler la route et de voir le temps qu’il fait. N’empêche que la saison hivernale n’est pas la plus facile à passer. Le froid. La pluie. Le vent de face. Sur les routes le vélo ramasse tout le temps des saletés.
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On ne voit plus la couleur de ses roues. Les boues. Ça glisse sur les bas-côtés alors on risque de verser dans le ruisseau là où vont les têtards. Les chemins sont défoncés à force des allées et venues. C’est l’activité du travail à la campagne. Il y a les troupeaux de vaches qui vont à la pâture trainant chaines et pieux. Il y a les remorques brinquebalantes et les tracteurs. Les trucs qui tombent et viennent se mettre en travers.
C’est pas grave : d’un rapide mouvement du guidon tu passes l’obstacle en cavalier. Avec les avant-bras tu soulèves la roue avant pour sauter et juste après dans l’instant d’un coup de cul bien dosé tu décolles la roue arrière. Là c’est un choux fourrager tombé d’une charretée qui traine par terre. Ici une betterave violette et rosâtre, dodue comme le ventre d’un paresseux bourdon. Plus loin il faut éviter une plaque de fumier encore fumante. Tiens un fer à cheval ! Ça fait longtemps que j’en avais pas vu. Il y a aussi ces trognons de maïs qui viennent durs comme du bois. Pareilles à des mâchoires édentées, dépiautées par de noires et tapageuses corneilles. Celles-là sont comme des reines. Même au cœur de l’hiver elles en trouvent encore, les malignes et en font leur festin loin après la récolte. Les pies gourmandes ne sont pas en reste, toujours impeccables dans leurs costumes du dimanche prêtes, cependant, à se disputer comme des chiffonnières criardes et roublardes au bord des emblavures.
On trouve un peu partout des constellations de châtaignes en octobre et surtout les bogues hérissées, rassemblées en essaims d’oursins, pourrissantes sur les bas-côtés ravinés et mousseux. Il y a beaucoup de branchages entassés sur le bord des chemins. Au bas des futaies de châtaigniers, ce sont des tas de bois mort trouvés au lendemain des tempêtes qui viennent se mettre exprès sous la roue pour emberlificoter les rayons. Ça ferait des bons fagots dans la cheminée si quelqu’un se donnait la peine d’aller plier le dos parmi fougères et mauvaises herbes mêlées. Au printemps on trouve aussi des rameaux de douces et délicates aubépines sur leurs rudes et tortueux rameaux hérissés de piquants pointus qui crèvent les pneus à tous les coups.
Sur la chaussée il y a du laisser-aller. De plus en plus on voit des gros trous au milieu des routes alors des flaques se forment instantanément quand il pleut. Souvent après la pluie les enfants Magloar jouent et courent au-dessus se représentant par la seule force de leur jeune fantaisie être des aviateurs survolant à haute altitude des régions inexplorées parsemées d’exotiques grands lacs. Ils font le bruit des moteurs avec leurs bouches je sais pas trop comment quand ils passent en courant mimant les ailes en allongeant les bras loin sur les côtés croyant embrasser un large panorama aérien. Ça vrombit. C’est marrant à voir. N’allez pas leur dire qu’ils sont des oiseaux des champs. Non ce sont des avions à réaction qu’ils s’amusent à imiter par leur danse céleste. Quand ils ont terminé avec le bruit des avions ils font le bruit des tracteurs. Je leur ai dit depuis longtemps que c’était dangereux d’aller jouer en plein milieu du passage à cause des autos. Ils restent là à trainer juste devant chez eux. Tu crois qu’ils écouteraient ?
Dans un autre genre, dès que la marmaille est partie les moineaux viennent se désaltérer devant la ferme. C’est des groupes parmi les bouses. C’est chacun son tour en sautillant gaiement sur leurs petites pattes qui paient pas de mine. C’est des gangsters comme à confesse. Il y a des chefs. Des oiseaux dominants je te dis. On dirait qu’ils jouent eux aussi avec un foulard sur le bec avant d’attaquer une banque ; ils ont l’air de bien rigoler à se balancer de la flotte à tour de rôle avec leurs ailes vibrantes tout en faisant leur toilette comme des zigomars. On tombe dessus par hasard quand on se promène. Souvent tu les surprend tôt le matin mais des fois c’est plutôt le soir. Ça dépend. Quand tu déboules y’a plus personne : tu as juste eu le temps d’entendre le merle donner l’alerte et de voir un bout de bec jaune disparaitre dans l’ombre des fourrés. Sitôt vus déjà partis. Ceux-là tu penses bien restent pas là à t’attendre. C’est pratique d’avoir des ailes pour échapper aux prédateurs. Ceci dit ça gratte à cause des parasites qui viennent nicher là-dessous. On voit bien dans la basse-cour avec les canards et les oies. On voit bien aussi avec ceux qui ont des poils sur leurs corps comme les chiens et les chats. On voit bien avec le gibier ramené de la chasse qui a des grosses tiques sur le corps.
Parfois au fond des nids de poule on peut voir la terre agricole affleurer au fond comme le nez d’une taupe ; j’ai toujours l’image quand j’y pense. Je dis c’est le bouquet ! Ma foi on pourrait faire pousser des tulipes là-dedans. Les roues des vélos prennent un coup en passant n’empêche. La mécanique souffre car elle est maltraitée sur les petites routes caillouteuses. Elle a mal. C’est fragile une bicyclette et moins solide qu’on penserait. Partout de petites pièces imbriquées les unes dans les autres tournent avec autant de régularité et de précision que la pendule de la salle à manger. À force de tourner les dérailleurs sont abimés. La boue n’arrange rien. La roue arrière projette des saletés haut vers le ciel. Ça remonte derrière ton dos. Les maillots sont sales jusque sur les épaules. Après on lance une machine une fois rentré avec tout le linge souillé. Sur la route la mécanique souffre. Le bonhomme souffre. Tout le monde souffre.