illustration pour billet histoire des grands arbres

Les grands arbres

Même s’il jouait tout le temps dehors et s’aventurait parfois assez loin dans la campagne, Jo Magloar ne retenait pas les noms de lieux et il ne savait jamais dire où il était allé ni par où il était passé. On aurait dit que ça ne l’intéressait pas du tout de se souvenir de ce qui était écrit sur les panneaux à l’entrée et à la sortie des villages et il passait devant sans les voir. Il aimait mieux les grands arbres.

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Jo ne savait pas mieux se souvenir du nom précis des champs, des bois lointains aux ombres bleutés, des étangs au bord de la mer qui parfois se confondaient, des chemins étranges et bouclés autour de la ferme ombragée des cyprès géants. Il arrivait d’autant plus mal à s’en rappeler que ses parents devant lui parlaient toujours en crépuscule. Alors c’était compliqué pour Jo qui était petit de se hisser sur la pointe des pieds, de capturer le nom d’un lieu-dit aux milieu des phrases, de l’extraire comme avec des pincettes pour enfin coller dans sa tête l’image du lieu à son mot désigné, à un paysage familier, à une couleur pourtant parfaitement connue mais exprimée dans ce qui restait pour Jo une langue étrangère et lointaine. Il était compliqué aussi de se souvenir plus tard de ces mots ou expressions en crépuscule. D’autant que ça faisait rire Laudine aux éclats si Jo s’aventurait à les reprendre dans la cour de la ferme comme un petit perroquet alors au bout d’un moment il n’essayait plus du tout d’ouvrir la bouche avec des mots colorés dans cette langue et c’est pourquoi il ne réussissait pas à se rappeler non plus du nom des gens.

D’ailleurs les fameux lieux-dits, les pâtures, les champs en cultures ou prairies dont le nom figurait peut-être sur des cartes d’états-majors soigneusement rangées quelque part dans un tiroir mais eux n’avaient pas bénéficié de la pose de plaques pour les distinguer dans le paysage et la vraie vie du reste des objets qui l’habitaient, étaient habituellement nommés en crépuscule par les paysans. Ces lieux avaient leur accentuation et rythme particulier tantôt rapide, tantôt lent qui tenait au crépuscule et à ses caractéristiques intrinsèques. C’était même les paysans qui s’en servaient le plus dans leur labeur chaque jour renouvelé de retourneurs de terre et de faucheurs de blé. À la campagne, les noms des endroits sont comme des outils, bons à remettre chaque jour l’ouvrage sur le métier. Le lieu-dit c’est le nom de cette céréale pour faire le pain et son champ désigné en raison de la déclivité. Le lieu-dit c’est le nom du raisin pour faire le vin et l’arbuste qui le porta. Le lieu c’est encore le nom du bois où aller pour couper les arbres et se chauffer, terrain plat ou vallonné.

Concernant les lieux d’importance supérieure ; ceux qui avaient droit à une plaque métallique fixée par des écrou sur un poteau et disposés à leur entrée comme aux abords des hameaux de Keryar ou de la ville de Kerflouze – les bourgades en général – on avait du mal à faire le lien entre le mot à lire et le mot à entendre quand il était prononcé en crépuscule par les paysans dans la vie de tous les jours et en quelque contrée reculée du cap Sizelé. Pour Jo le crépuscule c’était tout bonnement la langue des vieux. En leur bouche on aurait dit même que parfois ça n’avait rien à voir ce qui était écrit et ce qui était dit dans la vraie vie–par exemple à la télévision–alors il fallait avoir l’oreille bien exercée pour comprendre quelque chose et savoir où on était exactement sur cette terre. Ordinairement Jo ne comprenait rien du tout parce qu’il était un enfant ignare et c’est ainsi qu’il ne se souvenait pas des noms des lieux ni davantage des noms des gens. Comme disait Lorelei : c’est bien simple on aurait dit qu’il n’entendait pas ou qu’il avait tout le temps la tête ailleurs. À la vérité en général comme nous tous il ne pensait à rien.

Mais plus tard ce distrait a fini par comprendre que les plaques de métal de part et d’autre des lieux qui comptaient pour l’administration ou au bout des rues c’était utile pour recevoir du courrier postal mais comme fait exprès on commençait à s’écrire de moins en moins et le crépuscule proprement dit ne tenait plus véritablement de place là-dedans et tendait peu à peu à s’effacer des usages conscients (ils ne devaient plus survivre dans la langue générale que sous l’état fossile d’un accent, d’une lointaine musique). Les noms des villages paumés et hameaux aux parcelles enclavées ainsi que le reste : en gros tout ce qui était boueux en hiver différait grandement à entendre quand il était désigné dans la langue ancienne et crépusculaire des noms à majuscules qu’on pouvait lire dans l’espace public laissé aux bons soins de l’administration. Dire que ceux barrés d’un trait rouge en diagonale sur les panneaux à la sortie des bourgs et des villages donnerait plus tard envie à Jo de partir très loin avec son vélo comme un explorateur des temps jadis vers de lointains territoires.

Les lieux qu’il ne savait nommer lui étaient pourtant les plus familiers car ils étaient les scènes ordinaires de ses jeux. Étant enfant il avait pu s’engloutir là-bas des après-midi entières y compris en hiver, ces temps de disparition s’asseyant à l’écart sur un gros caillou encore mouillé et assombri comme enduit du verni du gris de la pluie dans l’une ou l’autre de ces campagnes favorites en s’absorbant complètement entre deux courses ensuées et éperdues dans la contemplation des mouvements lents et gracieux des branches des peuplaisants vertigineux, si mal nommés, qui en hiver dénudés opposaient courageusement même encore aujourd’hui et avec indifférence à la force brutale des éléments un mouvement lent de retour en arrière, comme des aller retours élégants de balanciers, souples et mesurés tout en étant attentif aux bruits humides, aux stridences légères aux glapissements venant se frotter discrètement en sanglots étouffés les unes aux autres comme pour se réchauffer les mains dans le froid nu et violoneux de l’hiver car si le froid sec de la plus rude saison avait dû se métamorphoser comme par magie en son il eut été produit par un coup d’archet inspiré tapant harmonieusement mais avec âpreté les cordes et le bois ferme du violon à plusieurs et successives reprises comme un pic-vert pizzicato sur le tronc jusqu’à en faire un trou profond, un abris ouaté rédempteur où aller se nicher au plus profond des bois de Lanéon ou la nature savait demeurer sauvage pour quelques temps encore et loin de toute grisaille.

On a coutume de dire que ces arbres-là sont encore plus beaux au printemps ou en été à cause de l’épaisseur panaché de leur feuillage mais assurément il n’en est rien. Les ramures des peuplaisants vertigineux c’était une rêverie duveteuse sous la neige. L’été le vert anglais clair des feuillages paraissait un peu artificiel et donc en regardant bien on pouvait préférer les voir dénudés et gris de Payne. Qu’on se figure des roseaux sous un vent léger. Jo, hypnotisé, admirait les arbres presque endormi comme au concert. Abruti au point de devenir arbre lui-même et s’enracinant dans ses pensées. C’était sa caisse de résonance intérieure. Il pouvait rester longtemps ainsi à les regarder gelé sur son gros caillou de granit érodé en oubliant tout à fait ses jeux guerriers dans la campagne de Keryar où il avait par ailleurs et seul comme Adam avant Ève c’est-à-dire tout au début de l’histoire à lui seul décoré de l’ensemble des grades militaires et nu, ainsi que celui d’observateur et d’éclaireur de l’armée imaginaire assemblée par ses soins qu’il passait en revue. Une armée de soldats en plastique verdâtre se déployant souvent en pleine nature pour les garçons de cette génération qui jouait à la guerre dans les prés sans penser à grand mal. Qui couché équipé d’une mitrailleuse. Qui lançant une grenade par-dessus les lignes adverses. Qui équipé d’un lance-flammes.

Le temps passait. Jo ne connaissait toujours pas les noms de lieux mais davantage celui des arbres aux alentours de Keryar dont de nombreux territoires restaient par lui inexplorés et nimbés du mystère que procurait la bienheureuse ignorance enfantine qui n’était pas loin d’être celle de l’idiot du village. Chaque arbre copain de la forêt avait son petit nom et sa particularité comme dans un musée où chaque peinture a son petit mot à dire. Il fallait bien colmater des brèches. Il fallait bien boucher des trous et combler l’ignorance par l’artifice alors Jo se laissait faire parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire ici-bas que de trouver le soleil dans une clairière vertueuse. Où se réchauffer ? C’était encore mieux si on entendait dans cette campagne le murmure d’un ruisseau accompagnant passant chuintant à proximité sur des chaos de cailloux lavés et essorés toute la journée depuis longtemps par dame Nature. Machine à laver. Mots dans sa bouche sur sa langue. Toujours sujets à interprétation. Malentendus. Pierres à jeter à la surface des cours d’eaux stagnantes pour admirer les rebonds à la surface de l’eau ondulée. Coup de main à prendre. Flots meurtris car les enfants sont cruels. Apprentissage un peu vain remonté du fond des ruisseaux. On stagnait. On végétait. Le linge des mots séchait librement au vent en claquant par à-coups, pendus sur des fils tendus entre les deux poteaux de sa conscience indiquant une direction ouest est qui n’était décidément pas orientée vers le crépuscule.

Justement Jo avait appris par Joseph ou Pancrace, il ne savait plus très bien, que ces arbres-là on les avait jadis mal nommé peuplaisants. C’était à une époque lointaine dans le passé du pays où on ne voyait pas les choses comme aujourd’hui – je veux dire que ce maintenant est la période qui comprend l’enfance de Jo – et quelqu’un avant qu’ils soient nommés, un voyageur solitaire probablement, un pauvre hère peut-être un étranger venu du fin-fond moyenâgeux habillé à la diable de vêtements grossièrement rapiécés comme dans les bandes dessinées, avait cru déceler dans le tourment de ces arbres miroir un dessin bien triste et austère. Dès lors ce voyageur en passant dans la région de Keryar les avait dénommés déplaisants vertigineux. Le nom est resté. Déplaisait à lui peut-être la couleur grise et rose du tronc dans une distribution de motifs qui rappelaient ceux sur les écorces de bouleaux, en moins jolis, et qui donnait des frissons rien qu’à les regarder particulièrement dans la brume assombri et engrisée des mois de novembre et décembre. Ces arbres lui paraissaient malades car sur les troncs on aurait dit comme des blessures de gels dans la nuit. Les blessures d’un froid de loup et des engelures comme les humains qui travaillent trop longtemps dehors en ont parfois sur les mains.

Désormais la sensibilité moderne davantage sensible à la forme des choses appréciait au contraire l’élan expressionniste des branches de peuplaisants qui s’élevaient jusqu’au ciel. C’était où le ciel exactement ? Pouvait-on toucher du doigt sa matière bleuté ainsi que se reposer allongé sur le coton des nuages ? Trouve-t-on des bois flottés au-dessus des nuées ? Il fallait voir comment depuis la base du tronc épais comme le corps du bucheron une branche maitresse s’élançait vigoureusement en un arc de cercle presque parfait. Cet élément ramifiait en branchages secondaires formant en évoluant comme des volutes également arrondies de courbes harmonieuses, des fumées flottantes de bois solides amarrés dans le ciel et c’est alors que les branches s’entrelaçaient en figurant des bras solidaires pris les uns dans les autres comme des bois combattants de cerfs. Ça y allait. On croyait voir se peindre dans ces arbres les images de peuples enthousiastes. De l’optimisme emberlificoté. Des spectres de solidité. On trouvait maintenant de la profondeur dans les tonalités âpres et grisâtres de son tronc qui avait la texture noble d’une peau d’éléphant et certains se trouvaient réconforté rien qu’à voir cela d’autant que les petits scandaleux venaient y nicher librement en toute sécurité. On a même pu voir une fois un reportage là-dessus à la télévision. Ils en ont parlé alors c’est vrai.

Après, si Laudine inquisitrice retrouvant Jo le soir dans la pénombre de la cuisine lui demandait où il avait bien pu passer exactement toute l’après-midi du mercredi ou du samedi, Jo ne savait pas trop quoi répondre dans son pull marin. Retour de ses jeux il aurait pu seulement prononcer les noms de Landiduy, des champs Garrigou, de la roche Feuilletée. Cela eut amplement suffi et sa mère aurait trouvé son bonheur là-dedans. Il disait vaguement dans les champs à sa mère et tournoyait le bras en idiot du village indiquant par hasard la direction de l’un ou l’autre des points cardinaux. Il n’était pas très convaincant et sentait lui-même la griffure du mensonge venir de l’intérieur irriter un point ténu dans la paume de sa main quand il tendait le bras. Laudine fronçait les sourcils car elle ressentait que son garçon ne lui disait pas tout. Il ajoutait au bord de la mer ou, je ne sais pas, des mots saupoudrés sortaient incongrus de sa bouche comme loin à l’ombre des cyprès géants ou parti au dernier moment dans des peuplaisants vertigineux à courir après les petits scandaleux qu’un méchant chat noir avait déniché sans pitié et il fallait punir celui-ci et aller le chercher toute l’après-midi jusque dans les foins coupés la veille ou dans les landes d’ajonc à salir son pantalon neuf et tout ceci a pris un certain temps pour finir ni une ni deux sur la rive des étangs de Berxceau où il avait pu voir au dernier moment s’envoler des colverts depuis les roselières hérissées. Laudine n’écoutait plus son garçon et préparait le serviou du soir espérant seulement que Jo n’était pas allé fumer une cigarette quelque part en cachette et se disait une fois de plus qu’on se demandait où Dieu avait voulu en venir exactement en faisant croître en elle pareil enfant.