Ça s’est trouvé comme ça un soir vers huit heures moins le quart un jour où ils se tenaient debout l’un à côté de l’autre à regarder le résumé de l’étape du jour à la télévision. Là il va perdre sa casquette, dit Pancrace à son petit frère. C’était dans la salle à manger et le grand ne pouvait pas s’empêcher de commenter devant le petit toutes les images qui apparaissaient sur l’écran : le Pancrace c’était un peu comme un maitre d’école toujours à te faire la leçon à voix haute avec ses lunettes sur le nez. Jo s’intéressait plus ou moins au vélo en ce temps-là mais c’est vrai qu’il ne comprenait pas tout. C’est surtout qu’il voulait voir le Cagneux arriver en premier vu qu’il commençait à devenir un sacré champion et qu’on en parlait partout dans la région.
Sinon il avait fait chaud toute la journée. Le troupeau assoiffé était rentré des champs du Verdâtre où il avait été exposé cet après-midi d’été aux plus ardents rayons du soleil. Les animaux avaient vite trouvé le chemin du retour à la ferme et bu goulument en arrivant à l’abreuvoir situé juste à l’entrée. C’était chaque fois un spectacle où les vaches plongeaient leurs gueules longuement dans l’eau puis se redressaient brusquement en aspirant très fort de l’air par les naseaux comme si l’air leur manquaient. Dans l’abreuvoir exposé au nord et protégé par l’ombre des granges l’eau était toujours fraiche. C’était un plaisir. À chaque fois on les entendait ensuite souffler têtes et cornes dressées vers le ciel avec avidité. Quand il passait devant le troupeau occupé à boire Joseph Magloar s’arrêtait toujours de travailler pour perdre cinq minutes attentives à les observer et écouter. Ça lui faisait penser à des reportages ordinaires qu’on pouvait voir le dimanche soir à la télévision sur la vie des animaux, un peu comme quand ils vont se mettre à filmer quelque part loin dans la savane les gazelles ou les antilopes ou encore les autres herbivores nombreux qui viennent boire à longues et grandes lampées apeurées aux abords crevassés de minuscules points d’eau en train de se dessécher, et qu’en même temps ces animaux sont mortellement menacées par les fauves toujours à l’affut qui se pourlèchent les babines rien qu’à l’idée d’une proie hagarde ou plus faible que les autres qui se serait trouvée par mégarde isolée ou attardée dans un coin.
Dans l’abreuvoir en béton des Magloar on pouvait voir aussi vers cette époque-là trois petits poissons rouges que Christa, une des sœurs de Jo, avait gagné à la kermesse de l’école Notre-Dame de Loanne l’année où elle avait redoublé sa classe de quatrième. Elle les avait apporté tout sourire à la maison dans un sac en plastique transparent qui avec sa forme de berlingot clos d’une anse en plastique jaune mettait en valeur les petits poissons aux multiples reflets orangé. Avec ça elle avait eu aussi la même année un panier garni au ball-trap de Keryar en jouant à la pêche à la ligne. Christa c’était celle qui avait de la chance et qui avait pas de chance en même temps.
Les poissons, c’étaient encore des bébés. Dans l’abreuvoir de la ferme leur teinte vive et épicée faisait également impression car ces bêtes se faufilaient vivement comme des flammes entre les parois grises de l’abreuvoir bétonné. On les voyait filer et se poursuivre puis d’un coup ils disparaissaient tout à fait sous les pierres de granit envahies d’algues que Christa avait déposées au fond pour leur faire comme une maison où ils pouvaient se cacher et avoir un peu chaud. Quand ils sont arrivés, au premier jour, on ne donnait pas cher de leur peau cependant qu’ils allaient survivre de nombreuses saisons. Tout le monde à la ferme se demandait régulièrement comment aucune des vaches du troupeau n’avait encore avalé l’un d’entre eux. Christa se demandait pourquoi c’était drôle d’évoquer ce malheur : au contraire ils étaient en pleine forme et grandissaient sans cesse disposant autour de leurs corps d’un grand volume d’eau et évoluaient sans craindre les langues et gueules des vaches qui deux fois par jour venaient lécher le ciel liquide par leurs sombres silhouettes de géants cornus, semblables de leur point de vue à des baleines se promenant librement dans les airs. On se disait à la ferme que les poissons se nourrissaient de larves de moustiques qu’on voyait léviter et gigoter en leur compagnie ou peut-être que des particules d’herbes finement broyées tombaient des gueules des ruminants comme des daphnies tandis qu’ils étaient occupés à boire : c’était la théorie favorite de Joseph Magloar. En tout cas le poissons paraissaient en pleine forme y compris sous la glace hivernale et y compris à la chaleur estivale des plus ardents rayons du soleil.
Ce soir-là, à part le souffle du troupeau avide de la fraicheur de l’eau, on entendait surtout par après le bruit sourd de la trayeuse provenir comme toujours de la crèche et Laudine s’activait autour du troupeau maintenant rentré avec ses bottes vertes plongées profond dans le fumier du sol qui entravaient sa démarche. Les vaches se laissaient enfiler les ventouses de la trayeuse autour des pis tout en ruminant le foin à cette manière indifférente et ouatée des bovidés tachés de noir et de blanc qui donne un peu l’impression œil de velours d’avoir été hypnotisé quand on les regarde assez longtemps. Pas étonnant que les vaches aiment regarder passer les trains.
Peut-être que ce soir-là Joseph Magloar était occupé à boire du vin rouge quelque part. Peut-être qu’il était parti en riboule avec l’un ou l’autre des tontons à casquette, l’un ou l’autre de ces démons. Peut-être qu’il était avec ce Kernaflen – un peu gris déjà – qui était venu chercher après lui en plein après-midi ce jour-même pendant que la plupart des coureurs dans la télévision escaladaient encore les plus fortes pentes. Pancrace l’avait signalé aux parents, lui qui avait également reçu assez froidement Kernaflen en fin d’après-midi alors qu’il était installé devant la télévision à regarder comme nous disions l’arrivée de l’étape du jour ou Kerbonne avait perdu sa casquette à l’instant même où il franchissait la ligne d’arrivée en vainqueur. Le patron n’est pas là ? avait interrogé Kernaflen avec son petit air sournois, son expression chafouine de mauvais sujet, ses petits yeux sombres qui paraissaient flairer dans tous les coins comme un chien de chasse quand il rendait visite quelque part avec sa petite moustache irritante et hérissée drue et les pièces de monnaie qu’il faisait tinter dans sa poche tout en parlant. Non, le patron n’est pas là, avait répondu Pancrace froidement sans détourner un instant le regard du poste de télévision et sans même lui avoir proposé un verre de vin rouge ou de cidre pour entamer la conversation. Ici tu n’auras pas et tu peux toujours courir si tu veux te sucrer le groin pour pas un rond, s’était dit Pancrace en lui-même en regardant arriver les coureurs.
« Là il va perdre sa casquette », a répété encore une fois plus tard Pancrace dans la salle à manger de la ferme en s’adressant à Jo avec le petit sourire de celui qui joue à la sorcière devineresse et fait croire à son petit frère qu’il est très fort au point de deviner l’avenir. Déjà qu’on devine à peine le passé ! Sur l’écran noir et blanc de la télévision les coureurs exténués passent un à un la ligne d’arrivée comme s’écoulerait hors du sac grain de blé après grain de blé. Les écarts entre les uns et les autres sont importants et ce vide entre eux souligne leur solitude autant que leur peine prise à grimper la série des lacets montagneux. Accablés de chaleur ils paraissent engourdis comme les insectes qui au début de l’automne sentent les frimas à venir et cherchent avec obstination à rentrer dans les maisons. À présent tout le monde est rentré on peut voir à la télé les coureurs se précipiter avec une avidité gloutonne de troupeau assoiffé sur les bidons remplis d’eau plutôt que sur les micros tendus par les journalistes. Le souffle manque et les premiers triomphants sont aussi pâles que les suivants. Il y a du monde autour de la ligne d’arrivée bien qu’il y avait déjà foule tout du long du parcours pour les encourager mais là ça sent la fin des fins et chacun va cahin-caha chasser la canette car il a besoin d’eau. Sur les vélos on ne remplit plus son cuissard. On est à ramasser à la petite cuiller du temps chaud. On veut passer une serviette-éponge autour de son cou comme pour quémander du calme et on glisserai bien sous les barrières et le podium pour disparaitre tout à fait si seulement on était arrivé à se faire aussi fin qu’un ver de terre. Oui décidément c’est Kerbonne le grand vainqueur du jour. Jo pensait que le Cagneux allait casser la baraque aujourd’hui comme son père lui avait dit et en plus le Cagneux avait annoncé lui-même à la radio qu’il frapperait un grand coup ce jours-là et à chaque fois qu’il a fait ça, d’habitude, selon Joseph Magloar, c’était un peu comme s’il avait tracé d’avance une croix sur le calendrier avec un crayon rouge, avait-il dit, ce qui plongeait toujours ses adversaires dans encore davantage d’effroi.
Mais cette fois patatras. Le Cagneux s’est pris les pieds en grand dans le tapis de son orgueil et avait été vu à la dérive quelque part au pied la montagne cet après-midi-là, perdant de précieuses minutes là où il aurait dû au contraire et selon ses dires s’envoler avec légèreté vers les cimes. Les jambes lui avaient brûlées très fort et c’est Kerbonne qui avait semblé n’avoir produit aucun effort en appuyant sur les pédales pour monter et dévaler partout. C’est lui le vrai patron maintenant après le naufrage du Cagneux. Jo a pu voir le Kerbonne perdre cette fameuse casquette au moment précis où il s’agissait pour lui de lever les bras et de triompher. C’était drôle : il a failli tomber parce que le temps qu’il cherchait comme un idiot à la rattraper, sa jambe était partie sur le côté battre la campagne et le genou a dessiné comme un V juste à ce moment-là à l’extérieur et on a vu le vélo se déséquilibrer un grand coup. On aurait pu penser qu’il allait chuter au beau milieu avant de toucher la ligne d’arrivée. On aurait dit un pantin.
Il a dû avoir la peur de sa vie que la casquette ne tomba dans les rayons du vélo ou je ne sais quoi, annonçait Pancrace en expert et en réajustant ses lunettes. Heureusement il n’est pas tombé par terre même s’il n’a pas pu lancer les bras au ciel en signe de triomphe comme les premiers font d’habitude. À chaque fois qu’il les voit faire ça, lever les bras au ciel, Jo se dit qu’à leur place il serait sûrement tombé car il ne sait toujours pas faire du vélo sans les mains et à chaque fois qu’il s’exerce malgré tout à faire ça Pancrace ou Joché se moquent de lui. Mais comment Pancrace a-t-il deviné que Kerbonne allait perdre sa casquette ? Jo comprenait très bien que Pancrace faisait le malin, parce que son rigolo de frère riait comme un petit singe trop sérieux et qu’il avait déjà vu la course en direct à la télé l’après-midi même dans le poste de télévision. C’était facile pour lui de deviner ce qui allait se passer vu qu’il savait déjà tout par cœur d’un bout à l’autre des moments importants.
Mais Pancrace ne savait pas le plus extraordinaire. Voilà que maintenant la voix de la télévision au moment du résumé de l’étape du jour s’élève et annonce en direct devant Jo et son frère médusés que celui qui avait gagné n’était rien d’autre qu’un sale tricheur qui venait de se faire prendre au contrôle anti-dopage. Ça alors, dit Pancrace, ils disent qu’il s’est dopé ce sagouin. Il n’en revient pas. Le soi-disant vainqueur de tout à l’heure n’est plus du tout le vainqueur. Pancrace dit finalement que Kerbonne n’a plus qu’à faire sa valise et rentrer chez lui à la maison. Jo d’un coup imagine Kerbonne dans sa chambre qu’il voit en train de mettre ses petites affaires, sa casquette, sa culotte et ses habits de coureur cycliste dans une grande valise en pleurant. Jo aussi va se mettre à pleurer, si ça continue de dire des trucs comme ça. Il se dit aussi qu’il n’y a plus rien désormais de solide ni de sûr à la surface de cette terre sur quoi s’appuyer. Ça lui tourne dans la tête ces images et ces mots de la télévision que sont ficelées à son esprit. La voix dans la télé continue et insiste à dire avec un malin plaisir en remuant le couteau dans la plaie que le Kerbonne s’est dopé. C’est pas beau de tricher. Au moins Jo apprend un nouveau mot, selon Pancrace. Il savait même pas qu’on pouvait faire ça et pense encore à la casquette tombée par terre de tout à l’heure quand le vainqueur était bel et bien le vainqueur. Personne après ne s’était donné la peine d’aller la ramasser sur le sol. Jo aurait été bien content de l’avoir pour lui et serait allé la chercher à la place des autres gens s’il avait été là-bas, pour la mettre dans sa collection et l’emmener à l’école pour la montrer aux autres.
Pancrace rit franchement devant la télévision mais c’est quand même un rire jaune parce que ses lèvres sur sa bouche sont toutes de travers. Ses yeux à lui aussi ont tendance à rougir. Jo regarde son grand frère un peu comme un fou qui aurait perdu la tête car il n’y a pas de quoi se mettre à rigoler. C’est pas marrant. Les deux garçons ne peuvent plus bouger. Deux fourches plantées dans la sol. Après au journal télévisé ils ont encore passé et repassé ce moment où on voyait le Kerbonne commencer à lever les bras au ciel et puis perdre sa casquette. Ils ont repassé aussi ce moment où il était sur le podium et qu’il saluait la foule en jetant son bouquet à la foule. On l’a vu et revu revêtir le maillot du vainqueur et faire la bise à la souriante reine de la course tandis qu’elle lui remettait un gros bouquet de fleurs roses avec un panier garni. Et pour finir ils ont dit dans le commentaire que la course était bel et bien terminée pour ce coureur alors on comprenait en effet qu’il allait être obligé de faire sa valise et rentrer chez lui vite fait. Honte à lui.