Ici on peut voir dans un paysage géométrisé un personnage encapuchonné qui tient une fourche

L’enfant qui était derrière lui

Un air de famille ? Mais c’est quoi exactement un air de famille ?

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Sakrew Régnier c’est un distrait. Il met souvent son pull devant derrière et oublie toutes ses affaires. Il habite dans la ferme d’à-côté avec son vieux père et Ilivan le frère ainé. C’est un rêveur avec le nez en l’air. Tout ce qu’il voit est bon à regarder. Toute mouche est bonne à gober. Même la course vaine des nuées dans l’azur bleuté. Même n’importe quel pékin qui gueule au loin dans la vallée. Y compris le chien fou surgissant d’un fourré. Y compris le pneu enflammé qu’on fait brûler exprès dans les prés. Quand c’est pas les clébards c’est les têtards : Sakrew peut passer trois heures à fouiner seul autour d’une mare. À porter des seaux. À détourner les cours d’eau. À inonder les ruisseaux. À faucher l’herbe autour avec sa faux. Il scrute aussi l’horizon lointain. Il lorgne les nids perchés de chenilles processionnaires. Il rêve d’avoir un moulin comme son parrain. Un jour d’être le meunier du coin. Mais pour avoir ce moulin il faudra se montrer un peu plus malin. Dans la vie le Sakrew c’est quelqu’un qui musarde. Un qui voit sa vie s’évider. Un qui descend de vélo pour se regarder pédaler.

Ilivan lui dit souvent en recentrant de l’index ses lunettes qui lui glissent tout le temps sur le nez  : « Ta pelote se vide un peu plus chaque jour. Tu dévores à belles dents tout ton pain blanc sans t’en faire. T’es jeune mais ça va pas durer. T’entends ? Tu ferais mieux de t’activer. De faire ton armée. De mettre un peu d’argent de côté. De faire fructifier ton avoir et de porter notre linge au lavoir. De sortir la jument un peu plus souvent. De mener une vie bien rangée. De pincer la chandelle sitôt le soleil couché. De travailler et peut-être un jour te marier ». Voilà ce que Ilivan Régnier dit à son jeune frère qui toujours l’envoie balader. L’autre l’aura bien cherché.

Des clous. Ilivan se croit malin or c’est un benêt. Un jour Sakrew a raconté comment, alors qu’il était à vélo, chaque idée farfelue mue par la joie simple d’appuyer sur les pédales dansait dans sa tête comme un écureuil endiablé. Les pensées dévalaient à bâtons rompus les branches de son esprit avec souplesse et vigueur remontant à chaque fois des noisettes. Selon Sakrew un observateur depuis le sol qui eut assisté au pied de l’arbre à un tel déploiement de fantaisie, si tant est qu’il fut parvenu à suivre le rongeur des yeux plus de deux secondes, se serait écrié : « Mais il va casser sa pipe ma parole ! ». Et c’est vrai que trop souvent ce bougre de Sakrew ne regarde pas devant lui quand il pédale tant il est distrait et s’enflamme tout seul sur sa machine.

Rien à voir cependant avec cette journée déjà lointaine où, se retournant encore une fois sur le vélo solitaire pour se détendre un peu et délasser les muscles des jambes et du dos raidis par le morne effort du pédalage, – de la même façon qu’on s’anime d’un rapide mouvement sur sa chaise après être resté longtemps assis dans la même position – Sakrew eut d’un coup la fugace impression d’apercevoir loin derrière lui tout au bout de la route l’enfant qu’il avait été autrefois. C’était ici même par le passé dans la région de Keryar quelque part sur la longue ligne droite entre Reboire et Repleu qu’il aperçut son marmot.

Alors il se mit à trembler dans cette zone boisée comme si on venait d’agiter devant lui le drap blanc d’un spectre car rien ne manquait à cette apparition. Ni le teint hâlé de petit paysan tout brûlé du soleil. Ni la tignasse de cheveux raides laissés libres de courir sur les épaules pendant les grandes vacances au point qu’il paraissait être une fille. Ni le jean délavé coupé juste au-dessus des genoux et ça faisait une frange de filasse blanche qui pendouillait librement jusque sur les mollets et alors il pensait être un indien sauvage. Ni le tee-shirt aux bandes horizontales alternativement vertes et oranges floquées d’une inscription publicitaire douce comme un velours que Sakrew ne parvenait pas à lire à cette distance mais dont il se souvenait.

Le visage du garçon paraissait de loin réduit aux dimensions d’une tête d’épingle, si bien que la somme des traits et couleurs incertaines à l’intérieur de la silhouette posée au beau milieu de la route sur les spartiates en plastique, qui l’observait elle-même avec étonnement et les bras malingres paraissait avec l’arrière-plan des sous-bois de mousses sombres semblable à un paysage impressionniste ou une photo ratée baignée de vert, cette couleur banale qu’on trouve un peu partout dans la nature mais qui est aussi la plus variée et inattendue par la diversité de ses tons selon la saison ou l’éclairage. Et puis tout paraissait découpé au ciseau comme dans un collage ou comme se déroule la journée après une blessante nuit d’insomnie. En tout cas Sakrew pouvait trouver avec l’enfant comme on dit un air de famille inquiétant notamment à cause de cette mine à la fois craintive et chafouine. Mais c’est quoi exactement un air de famille qui plus est transporté dans le temps sinon un trait indéfinissable ? Sitôt vu l’enfant Sakrew s’enfuyait saisi par l’effroi disparaissant d’un bond dans les profondeurs de la forêt, se faufilant à travers les ronces et les troncs marrons des arbres ronds aux feuillages verts et profonds de la forêt au-delà de la grand’route si bien que Sakrew n’était plus très sûr de ce qu’il venait de voir. Sakrew doutait déjà de son souvenir et bientôt il n’y penserait plus sans quoi il se serait mis à douter de l’unité de sa personne.

À vélo il faut toujours regarder devant soi avec attention si on veut pas tomber. Il faut bien tenir son guidon et tracer droit son sillon. C’est pas seulement les bagnoles : un accident est vite arrivé. C’est un miracle quand on y pense de pouvoir tenir en équilibre comme ça sur deux roues qui tournent comme les roues d’un moulin encore mieux que si on était solidement installé sur ses propres jambes ou fiché sur deux tasseaux d’échasses dressés pile en travers du chemin. Heureusement on est discipliné et aujourd’hui on ne sort plus sans son casque à part quelques arriérés et songe-creux qui persistent encore à s’aventurer tête nue sur les routes mettant leur vie et celle des autres en danger.


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