Ici on peut voir une image avec de personnages géométrisés et à moitié construits par le dessin dont une poule et une fourche aussi.

Là il est devant sa mère et c’est tout.

On reste là à se regarder en chiens de faïence. Quand Laudine lui demande s’il a fait un grand tour à vélo, tu crois qu’il répondrait quelque chose ? Peine perdue : on croirait avoir affaire à une tombe. C’est que Jo n’a rien d’intéressant à raconter à sa mère. On ne sait jamais ce qu’il roule dans sa tête. Si on savait on verrait peut-être se peindre la forme d’un grand huit d’ennui infini, comme ces longues et molles courroies entrainant les mouvements du moulin dans la grange neuve, cet engin qui concasse l’orge et le blé pour faire le brouet destiné au bétail et aux chiens. Ras le bol des conversations qui tournent en rond. Des adultes. Du travail. Du sempiternel temps gris sur le chemin boisé au retour de l’école. Des jours maigres et des jours gras. Aucun mot de tout cela devant sa mère. Elle n’a qu’à deviner.

Pourtant comme tout un chacun Jo est touché par les secousses de la vie ordinaire. Les soucis des grands qu’il voit passer distinctement au loin maintenant, depuis les confins de son adolescence. Ils sont comme des chapelets de nuages au surplomb des mers, de ceux qui peignent le ciel obstinément portés par les vents océaniques, voguant toujours dans la même direction avec cette muette obstination à faire pleuvoir sur les têtes et laisser prévoir les tempêtes. Jo ne dit rien mais il n’en pense pas moins, touché comme tout un chacun par ce qu’il découvre au seuil de sa vie d’adulte et ces signes illisibles qui jonchent le sol en travers et en tous sens. Avant de franchir la porte du monde des grands le jeune gars oppose à la vie et à cette absence d’explication un morne silence obstiné. C’est comme un dernier regard également incompréhensible.

Jo s’imagine indien martyr ou fils de roi, croyant avoir à découvrir mille vies de chercheur d’or et de fabuleuses aventures comme dans les livres de Fenimore Cooper, alors il pense avoir atterri par erreur dans une famille de paysans et il se prend pour le dernier des Mohicans. En vrai son visage est bariolé en tous sens et le teint de sa figure est foncé. Ses parents ne sont pas ses vrais parents : il a été trouvé. Jo adopte une hauteur présomptueuse devant l’insignifiance des petites existences tandis que tout s’agite autour de soi, se souvenant cependant avec émotion au cœur des rudesses hivernales des petits pois qu’on écosse en été sur la table de la salle à manger, ou encore des hautes herbes folles peignées par les vents du printemps quand ils s’inclinent puis se redressent gracieusement dans les fossés à longueur de journée avec grandeur. Il y a aussi les sermons du curé de sa première enfance – mais Jo n’avait pas encore fait sa première communion–, quand le prêtre se haussait sur la pointe des pieds en déclamant son rôle pendant le sermon avec cet air ridicule de héron cendré et que son visage portait soudain la marque multicolore d’un vitrail soudain frappé par les rayons du soleil qui traversait le chœur : il paraissait dès lors transfiguré par quelque flèche sacrée qui était extérieure et étrangère à la dimension religieuse des lieux même de l’église semblait provenir d’un autre point du cosmos. Crois et désespère.

Plus tard le garçon se souvient des moissons aux chaleurs d’incendie. Des tracteurs qui, comme des poissons rouges, tournaient en rond dans les jaunes champs bottelés. De la chaume qui écorchait d’abord les chevilles puis les mollets quand on marchait. Ça saignait autour des spartiates en dégoulinant du sang sur les lanières en plastique mais à la campagne tout le monde s’en foutait.

Aujourd’hui Jo sursaute encore parfois au strident klaxon du poissonnier ambulant rameutant vers son estafette ouverte toutes les ménagères du quartier. C’est une écorché vif et les nerfs à fleur de peau, même si à table il fait grise mine quand il y a du poisson. Le poisson c’est pas bon dit Jo. C’est à cause des arêtes. Un jour il a failli s’étouffer devant tout le monde. Cette fois il a cru sa dernière heure arrivée. Jo a pensé que sa mère lui fourrait entière la tige entière et acérée d’un roncier meurtrier dans le gosier. Il s’est mis à hurler et à pleurer avant de tout recracher sur la toile cirée de la salle à manger. Quand il était petit rare sont les journées où il n’a pas pleuré : on pourrait les compter. C’est une petite nature dit sa sœur Christa toujours amusée. Autrefois il s’effrayait des poules qui dans la cour caquetaient autour lui, comme pour se moquer mais qui simplement lui réclamaient du blé. Un jour, pour rigoler, Pancrace et Joché ont mis cinq petits cochons nouveau-nés en rond autour de lui  dans son lit pendant qu’il dormait. Au réveil Jo s’est mis à pleurer en réclamant sa mère. Au lieu de cela Laudine riait. Il en veut à sa mère d’avoir ri très fort comme ça devant lui. Depuis à chaque fois quand il repense à ça il l’imagine avec une tête de cochon. Une tête de truie.

Comme si Laudine ne savait pas qu’il allait faire du vélo le dimanche matin. Pourquoi cruellement l’interroger ? Elle sait que ça lui fait violence de répondre. Il reste là à regarder de biais comme un chat ou d’un chien vivement sermonné et châtié. Bras ballants. Regard de détresse. Sourcils en SOS. Tu ne sais pas dans quel recoin ses yeux vont aller trouver. Il dit rien ou alors quand il parle on comprend rien. Il se met à bafouiller et postillonner dans les coins. Partout il passe pour un ours mal léché. À l’école c’est pas mieux. Laudine c’est sa mère tout de même alors elle ne peut pas s’empêcher de lui parler et de l’interroger. Elle croit que c’est de la tendresse.

Laudine aime bien les chèvres. Elle a toujours aimé les petites chèvres qui gambadent librement dans les étendues de lande au bord de l’océan. Les biquettes comme elle dit avec affection pour les dénommer. Il n’y en a pas chez les Magloar car ça fait des saletés. Ça bouffe tout. Et puis ça ne rapporte pas assez. On ne saura jamais si elle aurait aimé en avoir. Parfois quand elle regarde son fils qui ne dit rien, qui se tient devant elle droit comme un i tout roide, qui ne répond plus aux questions ni rien, alors elle pense en rigolant nerveusement au beau milieu du silence mortel que son fils a un peu une tête de chèvre. C’est comme pour se venger. Ou alors elle voit une gueule de mouton idiot avec son duvet naissant sous le nez. Mon Dieu qu’il a l’air bête se dit Laudine à ce moment-là. Elle s’exclame. Elle le trouve mignon mais aussi qu’il n’a pas l’air très futé. Une fois exaspérée elle lui a dit qu’elle trouvait qu’il avait une tête de chèvre et après il était fâché. Il est monté dans sa chambre en pleurant. Qu’est-ce qu’elle avait pas dit. Ha les mères !

Cette fois-ci Jo tient quelque chose à répondre. Un torrent de paroles se déverse et on ne peut plus l’arrêter. C’est comme un commentateur sportif à la télé. On dirait une icône médiévale et tous les mots giclent en arc de cercle vers le sol et tombent pêlemêle sur le sol gris cimenté de la cuisine. Il laisse échapper de sa bouche qu’il a contourné Keryar pour prendre la montée vers Grigniou. Ça c’était en rentrant de la fontaine. Seul truc spécial, dit-il, j’ai vu du monde dans la maison Malézieux. J’ai pensé qu’il y avait des gens qui n’étaient pas d’ici à l’intérieur. Des gens qu’on ne connaissait pas. Ça s’agitait là-dedans. Ça barbotait gaiement dans la piscine gonflable. Ça m’étonnait car en ce moment c’est pourtant pas les vacances de Pâques. Des enfants laissés sans surveillance jouaient et se chamaillaient sur des bouées colorées et zébrées de motifs bariolés. Toute une troupe de lutins dénudés prenaient des coups de soleil sans arrêter un instant leurs pitreries. À s’asperger la tête, les bras, les mains. Les parents préparaient un barbecue de l’autre côté alors ça sentait le lard et la saucisse grillée à plein nez. Ça sentait bon les congés estivaux. Tu te disais certains doivent dormir encore à poings fermés. Devant on pouvait voir une grosse berline garée n’importe comment mordant des roues avant sur la pelouse. Portières ouvertes pour aérer des serviettes laissées sur la plage arrière. Sunroof stylé. Un pare-brise arrière chargé d’autocollants avec la main de Pif le chien pour faire bien. J’aurais aimé partir avec l’auto si j’avais eu la clé. Je suis parti vite fait sans demander mon reste.

Laudine ne répond rien. Elle adopte un air contrarié : les Magloar sont fâchés avec les Malézieux depuis quinze ans. Elle préfère rien dire tellement ça l’énerve sinon à chaque fois les mêmes sous-entendus : Les Malézieux sont des bandits et un jour on écrira sur eux dans les journaux, tu peux me croire. La montée vers Grigniou je vois pas du tout, dit-elle en relevant la tête. Sur son visage des plis, des fronces. Souvent se peignent comme les méandres de la Soule sur la figure de Laudine. C’est une composition pleine de nuances reflétées en tous sens. Des reliefs bleutés qui autrefois ondulaient gracieusement comme un compliment à la naissance rose du jour. On peut voir cela par exemple sur ses photos de mariage en noir et blanc. Sa figure est baignée de larmes à présent. Les couleurs bleutés et pastels d’une tristesse ordinaire. Une fatigue au-dessus. Au-dessous rien n’a changé.

Tu confonds pas les Cloutons avec Pon-Iliz ? Dit-elle. Elle parle tout en effeuillant minutieusement l’oignon enserré dans ses mains qui ira bientôt rejoindre les autres légumes dans un faitout. Voilà de quoi faire un ragout pour la semaine. Elle tient aussi un couteau à la lame émoussée. Joseph a encore oublié de l’aiguiser. Un mince filet d’eau devant elle coule du robinet et tombe en chuintant dans une casserole. C’est une tambourinade métallique et le trop plein sonore s’évacue rapidement dans l’évier pour disparaître à jamais dans l’obscurité du réseau des canalisations et le glouglou des tuyaux de plomb à l’extérieur de la maison. On dirait que rien ici n’a changé depuis mille ans. L’évier blanc est un bloc massif de matière réfléchissante qui tranche franchement avec le sombre de la cuisine. Ce vaste évier convenait merveilleusement pour une famille nombreuse, éblouissant comme un bloc de glace à la surface des mers gelées avec sa régularité géométrique immaculée et ses arrêtes tranchées. Un jour en revanche quelqu’un a eu l’idée de peindre les murs de la cuisine en bleu marine, on ne sait pourquoi, alors que les fenêtres minuscules filtrent si parcimonieusement la lumière du jour.

Ça sent fort la transpi. Droit comme un i, Jo se décide à enlever sa casquette de vélo. Nulle trace de bronzage sur le haut du front qui est aussi le nord magnétique et blanc de nos corps. Sa figure halée en revanche parait noire. Il est bicolore et c’est tranché : c’est le fameux bronzage paysan. Il a la même chose sur les bras et les cuisses : bien nette la marque du maillot de vélo. On dirait ses pensées comme en dérangement. On dirait que ça sonne occupé à présent. Veuillez patienter. Qu’il est en train d’élaborer secrètement les plans d’on ne sait trop quelle maison des trois petits cochons. Qu’il fait son loup aux abois tapis derrière la haie, guettant sa proie. C’est qu’il se destine aux grands espaces plutôt que de rester entre quatre murs à végéter devant et avec sa petite maman d’amour : celle de quand il était petit. Là il est devant sa mère et c’est tout. Il lui en veut c’est certain d’être uniquement ce qu’elle est. Pour le moment. Tout à l’heure il aura oublié peut-être. Faites-lui confiance il sera retourné à ses affaires dans sa chambre. Écouter ses cassettes. Lire un illustré. Rien que le regard animal déjà faut voir. Il a remarqué : quand elle l’interroge c’est comme si elle s’en fichait de la réponse. D’avance elle n’écoute pas et ne se souvient de rien de ce qu’il a raconté dans la seconde qui suit. La seconde qui suit. Cette terrible seconde de silence. Après il est obligé de répéter au moins mille fois à chaque fois. Il se croit obligé. Un minimum. D’avance elle ne se souvient de rien et lui il oublie tout.

Alors le garçon répète mécaniquement des noms de localités comme ça sort pour tenter de dévier la conversation qui menace à présent de s’éterniser. Les Bluets, Brogoronnec, Landiduy. Pon-Iliz, Kergazeg, Elmiel. Le cœur n’y est pas : il sait même pas s’il est vraiment passé par là ou si un rêve drape toutes ces choses autour de lui : l’oignon, l’évier blanc, les murs recouverts de cette épaisse couche brillante de peinture glycérophtalique et bleue foncé. Son cerveau automatique en bleu marine. Laudine n’a pas compris le nom dans la série de lieux-dits qu’il vient de prononcer. Il répète le dernier avec un air grincheux : Elmiel. Il lève les yeux aux ciel comme font toujours les ados. Pour un oui. Pour un non. Jo presque rageur. Oui il est passé devant les ruches comme toujours. Il manque de conviction. Non c’est comme si elle n’écoutait pas. Encore. Je suis passé par Elmiel dit-il. Une fraction de seconde il se voit agir dans un films quand ils lancent des SOS après qu’une voie d’eau s’est déclarée dans la coque du navire à un endroit critique. Il se voit sous-marinier. C’est la sous-marinade. Il se voit du dehors de son corps extérieur à lui-même depuis les tréfonds des canalisations fermières. Il ne parvient pas à colmater. Il ne sait pas calfater. L’avenir lui fait peur. Le matin il dort jusqu’à midi. Sa mère vient le sortir de là. Elle ne comprend pas. Elle dit qu’il ne sait pas ce que c’est que travailler. Elle dit qu’il verra ce que c’est quand il aura un patron derrière son dos.

En rêve ses parents, frères, sœurs, cousins, cousines sont toujours là dans un coin logés à ma même enseigne à quelque endroit de la ferme à prier on ne sait quel dieu crucifié, tourmenté et saisi avec adresse par la main d’un peintre inspiré en sa souffrance exemplaire. Ça saigne. La famille se tourne vers lui avec un air de reproches en mangeant du poisson, partageant religieusement le pain et le vin autour d’une large table de ferme solidement structurée. Ça saigne encore. Le silence est d’or. La prière c’est encore du silence et de la frustration adolescente. Jo va tourner en bourrique si ça continue car la moutarde, sérieux, lui monte au nez. Les cloches sonnent à toutes volée. La cire molle s’écoule le long des cierges en vaguelettes filandreuses. La plaie saigne abondamment à présent. Tous ces noms de lieux lieux-dits égrenés les uns à la suite des autres sont des non-dits. Des je m’en fiche pas mal de toi. Il aimerait sortir d’entre ces quatre murs de noms englués dans ce rêve de tête et aller boire l’eau de la fontaine. Gouter à sa fraicheur sacrée. Rédemptrice. Ça lui dit rien tout ça car il entre en révolte nom d’un chien. Ça ne lui dit rien de bon. Enfin il peut monter dans sa chambre et disparaître. Mettre la radio. Écouter ses cassettes pour de bon. Sinon il peut aussi retourner faire du vélo. Sortir du hameau en contournant tous les panneaux quand les cloches se mettent à sonner à toutes volées. Qui pourrait l’en empêcher ?